jeudi 18 décembre 2014

l'ours, le mouton et le dragon


La phase de jeu avec les vernis
à ongles paraît terminée.
Ma mère est folle donc. Les médecins utilisent ce mot - la démence - qui résonne bizarrement à mes oreilles car le terme désigne une célèbre "gay party" mensuelle à Bruxelles, foule dense de barbus extasiés torse nu.

Ce n'est pas très dérangeant qu'elle soit dingue. Sauf quand elle sort le soir seule dans la rue, ou qu'elle utilise de façon périlleuse les plaques électriques, comme c'est arrivé récemment au cours d'une semaine où chaque jour elle a inauguré des comportements nouveaux.

De toute façon, c'est une rebelle, à sa manière : elle prend sur elle, énormément, et puis soudain ça pète, à partir d'un petit rien qu'elle a décrypté comme une volonté de réduire sa liberté. Un mouton-dragon. J'avoue que j'ai un profond respect pour sa capacité à cracher le feu.

Hier soir je lui apporte un ours en peluche. ça fait un moment que je voulais lui donner, je me suis décidé parce qu'il est dans l'air qu'on l'hospitalise une semaine pour tester l'effet des antidépresseurs sur son humeur. Je ne savais pas trop comment elle allait l'accueillir.
- "Tu vois, comme ça quand tu es seule tu peux le regarder et tu te souviens qu'en fait tu n'es pas seule, tu peux penser à moi."

Elle semble contente, elle pose sa tête sur ma poitrine comme elle le fait quand elle est touchée.
Pendant que je prépare le dîner, je l'entends qui parle à l'ours, mais je ne peux pas le décrypter comme un signe d'adoption car maintenant elle parle souvent aux objets.
-"Mais tu vas arrêter de lui monter sur la tête", dit-elle à un morceau d'aubergine qui chevauche un tronçon de courgette quand elle remue les légumes.
Puis, finalement, elle qualifie la peluche, elle dit : le bébé.

Le soir c'est à nouveau le rituel de l'histoire lue au lit. On a terminé le livre de Ruffin, on pourrait tout aussi bien le recommencer puisqu'elle ne se souvient de rien mais j'ai apporté une anthologie de nouvelles japonaises. Ce n'est pas un très bon choix, car ces historiettes sont souvent graves, et ce n'est pas ce qui lui convient, elle aime le joyeux.
On amène la peluche dans le lit. Elle s'endort pendant la lecture, comme chaque fois. Quand je l'embrasse avant de partir, je lui rappelle que le petit ours est à ses côtés, je vois à son regard qu'elle ne comprend pas. Elle se tourne vers lui, puis vers moi et corrige :
- "Ah, le bébé !"

1 commentaire:

  1. Ce que tu écris du mouton-dragon me ramène avec force le souvenir de ma tante (même démence et dinguerie que M) dont les derniers mots écrits, après ses premiers mois de maison de retraite étaient le constat rageur que tout s'employait à la faire plier et casser sa volonté.

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