jeudi 3 décembre 2015

multi mère

La folie de ma mère est une solitude qu'elle peuple d'êtres imaginaires.
Elle s'appelle elle-même, s'interpelle "Mireille ! Mireille !" faisant dialoguer une partie d'elle qui serait violemment critique avec une autre qui, au contraire, se défendrait de ces remontrances. Par exemple, parce que l'arthrose de son genou la fait souffrir quand elle se lève d'un fauteuil :
- "Mireille! Mireille, tu nous emmerdes!" (C'est destiné à celle qui dysfonctionne, qui ralentit, qui fait mal. Et qui est immédiatement soutenue par l'autre voix qui prend son parti) "Oui, eh bien c'est comme ça, Mireille elle fait ce qu'elle veut, c'est ce qui fait son charme."

Ces derniers temps, - est-ce que j'arrive à la maison de retraite vraiment beaucoup plus tard qu'avant, ou bien est-ce que le service du dîner se tiendrait plus tôt en hiver ?- je ne la trouve que rarement au rez-de-chaussée, elle est souvent déjà montée dans sa chambre (aidée, vraisemblablement, car elle ne sait plus prendre l'ascenseur, ni ne connaît maintenant l'étage où elle habite).
Je frappe à sa porte qu'elle a fermé à clef. Derrière, cela déclenche de suite un conciliabule,  un mélange de phrases destinées à l'extérieur "Oui, oui, j'arrive" et de phrases à son attention "Mireille, ma pauvre Mireille"...


Le moment où le dialogue avec elle-même s'affirme le plus étrange, quoique sur un mode légèrement différent, c'est lorsqu'elle parle à ses pieds. Chaque fois, j'enlève ses chaussures et ses chaussettes avant d'aller dans le cabinet de toilette emplir une cuvette d'eau tiède. Je la laisse en grande conversation avec ses pieds.
- "Mireille! Mireille ! Alors mes tout beaux!" (Elle produit des onomatopées pour attirer l'attention de ses pieds, fait des petits bruits, siffle.) "Alors qu'est-ce que tu fais là? "
Elle discute avec ses orteils, comparant le pied gauche et le droit, et les capacités différentes des orteils à se courber, à s'écarter les uns des autres, à se relever. Elle les désigne par des numéros, selon leur position : le un, le deux etc.
-"Alors qu'est-ce que tu fais, hein mon beau? Tu restes collé là? Là, le un et le deux, c'est bien. Mais là, bof, ce n'est pas terrible. Pourquoi tu ne viens pas ?"
On croirait un théâtre de poupées, elle, assise dans son fauteuil, les jambes tendues, agitant ses pieds comme deux marionnettes, et spectatrice à la fois, comme oubliant être à l'origine de ces mouvements.
Quand elle va aux toilettes, la situation se complexifie. Les acteurs se multiplient : le siège des toilettes, le corps, la culotte, le rouleau de papier, les quelques feuilles qu'elle va plier en quatre et glisser au fond de son sous-vêtement au cas où..., tout cela converse. Le monologue est polyphonique. Are you talking to me?

Plus elle s'absente, plus elle est nombreuse.

Un jour je lui demande pourquoi elle se parle tant à elle-même.
Elle me répond en toute simplicité, avec une évidence confondante : "Pour me faire du bien."

3 commentaires:

  1. Multi mère, Mireille, c'est la première fois que nous découvrons son prénom dans ce blog.

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  2. Je ne connais Mireille que par regards et discours interposés, au travers ce récit et les photos de ses mains aux ongles vernis (mais diable quelle collection!)
    Pourtant elle n'en demeure pas moins UNIQUE à mes yeux et comme le disait ma grand-mère "impayable".

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  3. Un chef d'oeuvre ce multi-mère. "Plus elle s'absente, plus elle est nombreuse". Une perle rare, j'adore.
    Merci pour ces textes et ce vernis à ongle qui me rend verte de jalousie... ))

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