mercredi 23 août 2017

l'invasion des salopes

Je la connais bien, moi la duplicité de ma mère. Elle répond au sourire du personnel avec une mine rieuse, elle fait coucou de la main aux membres de l'équipe en souriant aussi et me glisse : "Celle-là je m'en méfie comme de la peste" ou bien "Celle-ci je pourrais la tuer". Pour autant le contact avec eux se passait plutôt bien pour les moments de toilette, de déshabillage, de couchage etc

Il y a quinze jours cependant une bronchite l'a beaucoup fatiguée. La gorge prise, le souffle court, tout devenait difficile pour elle et elle ne savait plus faire le moindre mouvement. Elle ne savait plus marcher par exemple. Courbée, agrippée des deux mains au support qui se proposait à elle, elle regardait la jambe qu'elle devait avancer pour faire un pas et avouait : "je crois que ça va être difficile". On prenait dix minutes pour faire un mètre linéaire. La toilette le matin, à laquelle je n'ai jamais assisté, devenait un cauchemar pour tout le monde. 
Le personnel ayant changé pour les vacances, chacun espérait que le retour des habituels serait un retour à la normale. L'équipe s'appuyait sur ses rares membres masculins avec lesquels ma mère entretient un rapport plus gracieux.
"Vivement qu'on retrouve notre Mimi!" disaient ceux pour qui ma mère était cette femme apparemment sympathique.

A mesure que les antibios luttaient contre la bronchite, ma mère est heureusement sortie de ses impossibilités corporelles, et elle s'est notamment remise à marcher normalement. 
Cependant elle a gardé, de cette période, l'habitude de dire non au personnel, de lutter avec eux - des claques, des coups de griffe et des coups de pied -, de faire l'inverse de ce qu'on attend d'elle. 
La censure qu'elle a levée pendant ses journées de rigidité ne s'est pas remise en place : toutes les femmes sont devenue des salopes. Un raz-de-marée. Les femmes du personnel, mais aussi les autres pensionnaires. Des salopes, des emmerdeuses. Elle le clame d'une voix forte, hostile, sans ambiguïté.

Je ne sais pas si elle s'en rend compte sur le moment même, ou si le mot, pulsionnel, sort d'elle sans passer par la case conscience. Maintenant on va peut-être devoir faire avec ça : d'un côté ses litanies amoureuses, de l'autre cet épanchement de salopes.

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