mardi 8 janvier 2019

la langue et le sexe

Ce matin, en revenant du pressing, je tombe sur madame P. dans le hall de l'immeuble en train de feuilleter un livre que j'avais moi -même déposé là, la veille, à l'attention de qui le voudrait. Il s'agit de La Promesse, de la femme de lettres argentine Silvina Ocampo.
 
Madame P. est portugaise d'origine. Elle vit en France depuis une cinquantaine d'années, avec son mari que, bien que petite, elle dépasse en taille. Et en habilité linguistique aussi puisque son français est quasiment irréprochable, marqué d'un fort accent, mais que son homme, en comparaison, semble tout juste arrivé du pays. Il est sombre et les mots tombent de lui avec rudesse, comme des pierres se détachant d'une falaise.
Nous échangeons des voeux de bonne année, que madame P. m'adresse sans quitter des yeux La Promesse, puis elle ajoute : "Il y en a qui laissent des livres ici. "
-"C'est moi", lui révélè-je.
Car ces dernières semaines spécialement, j'en avais déposés souvent.
-"Ah, reprend madame P. d'un air gourmand, j'ai pris l'autre jour celui qui est tout écrit à la main." 

Je souris extérieurement et rigole intérieurement. Je vois très bien à quel ouvrage elle fait allusion. Il s'agit d'un gros cahier autobiographique dessiné par Joann Sfar, intitulé Si j'étais une femme je m'épouserais, et dont le bandeau de l'éditeur ajouté sur la couverture, "Six mois de psychanalyse", m'avait tapé dans l'oeil.

C'est de ce livre-là qu'était né l'idée du billet "sexe en public" puisque, lisant fréquemment en déjeunant ou en dînant dans des restaurants (dans des lieux publics donc), je m'étais retrouvé avec ce bouquin grand format étalé sur ma table : sans que la narration précédente m'en avertisse, de nombreuses pages se suivaient qui affichaient des croquis érotiques puis pornographiques. Correspondant avec une femme sur Internet, Sfar répondait à ses photos par des croquis érotiques, puis la jeune internaute s'enhardissait à lui envoyer des photos carrément scabreuses et les planches de Sfar leurs emboîtaient le pas. Pour n'être pas dérangeants mais plutôt élégants, les dessins n'en étaient pas moins de grande taille et fort explicites à côté de mon assiette, tout contre la table de mes voisins...

Devant madame P. je l'imagine avec cet ouvrage entre les mains. Je me demande si elle l'emporte dans son lit le soir à côté de son marido, et si elle est déjà arrivée aux pages érotiques, ce dont elle me donne confirmation en continuant :
- "Pour moi c'est bien parce que je parle français mais à l'écrit, ce n'est pas ça, je mets du temps à lire. J'en suis déjà à la moitié. "(Donc bien après les plans à trois et les doubles pénétrations...). 
"C'est tout écrit à la main", insiste-t-elle et elle fait de la main le geste d'écrire.
Je ne perçois pas très bien en quoi le fait que le texte soit entièrement manuscrit serait une aide à la lecture. Mais j'ai le sentiment que cela crée pour madame P. une familiarité, une proximité avec le texte qui soutient sa lecture.
Je me demande aussi si elle partage sa découverte avec son mari, car si pour lui la langue est plus ardue, reste le plaisir des images...

"La Promesse", de Silvina Ocampo, éditée de façon posthume en 2011, est publiée en France aux éditions des femmes (2017).
"Si j'étais une femme je m'épouserais", de Joann Sfar, est aux éditions Marabout, les deux précédents carnets sont chez Delcourt.

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