vendredi 21 décembre 2012

pour mémoire

En réalité,  avant d'écrire le billet daté du 7 décembre, où je justifiais mon "absence" par un surcroît de travail, j'avais pris le temps de rendre visite à ma mère.

Sa mémoire est un champ de ruines. Y souffle un vent persistant qui balaie inlassablement le présent et qui par moment et par on ne sait quel mystère de la dynamique des éléments, crée de petits tourbillons où la capacité de raisonnement tourne sur elle-même comme une feuille morte piégée dans une tornade.
Son esprit alors semble une steppe vaste, ouverte à tout, où Raison et Déraison, presque jumelles, jouissent du même droit de cité ; mais où Déraison, admise depuis peu, paraît plus joyeuse, plus dynamique, goûtant mieux cet espace soudain à sa portée, quelle avait convoitée si longtemps. Le risque est qu'elle s'emporte, grisée, gourmande, dévorante.

Amour, de Haneke, est tourné en studio, dans un appartement
construit selon le plan du logement viennois des parents du réalisateur.
Rien de grave pour l'instant. Ma mère se souvient encore de nous, mais c'est chaque fois mon appréhension – au téléphone j'annonce toujours clairement mon prénom, précédé de "c'est moi, maman", façon de glisser aussi l'indication du lien de parenté. Au cas où.

La même semaine je vais au cinéma pour voir, enfin, Amour, de Michael Haneke. C'est au MK2 Beaubourg, dans une petite salle. Au premier rang, un spectateur, dont j'avais noté la forte stature quand il est entré, s'est endormi. On sent que ce n'est pas l'ennui mais autre chose qui a ravi son corps de bûcheron. En fait je n'ai pas compris tout de suite qu'il dormait. Il parlait tellement que j'ai pensé qu'il téléphonait pendant la projection. Non, simplement il racontait dans son sommeil. Ça travaille.

Quelques jours plus tard, au cours d'une soirée qui réunit des amis autour d'un projet professionnel commun, la belle S. lâche, dans un moment d'émotion : "Je suis en train de perdre ma maman". Moi qui suis un peu au courant de la situation, j'observe la réaction des uns et des autres. Chacun pense que la mère de S. est en train de mourir. S. précise, décrit Alzheimer et quelques AVC.
Dire encore : perdre, c'est perdre le lien.

J'ose : "Si tu veux pleurer, tu peux aller voir le film de Haneke, ça parle justement de cela." Je ne pense pas qu'elle ait pris cela pour un conseil amical, mais plutôt comme un genre de boutade un peu provocante dont je peux facilement être l'auteur. Et pourtant. Combien de mères rassemble Emmanuelle Riva dans ce rôle-là ?

En 1959 Alain Resnais et Marguerite Duras lui faisaient dire, en réponse à l'homme qui affirmait, Tu n'as rien vu, tu as tout inventé :

"Rien.
De même que dans l'amour cette illusion existe, cette illusion de pouvoir ne jamais oublier, de même j'ai eu l'illusion devant Hiroshima que jamais je n'oublierai.
De même que dans l'amour."
(Extrait de Hiroshima mon amour)

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