mercredi 26 février 2014

défections

J'ai du mal à publier sur le blog ces derniers temps. On me questionne, on s'interroge, des amis s'inquiètent...
Acte manqué supplémentaire, j'étais persuadé d'avoir mis en ligne le billet "vélo volé" écrit depuis presque une semaine, je m'aperçois ce soir qu'il est resté "coincé" en mode brouillon. C'est dans ma tête que cela brouillonne.

En réalité, je sais parfaitement quand j'ai décroché. C'est de retour d'une soirée assez pénible passée chez ma mère. La perspective de relater cet épisode poignant sur le moment m'a semblé insupportable. Et comme j'avais d'autre part en guise de lecture à cette date quelques ouvrages sur le génocide cambodgien, les opportunités d'être distrayant pour mes lecteurs m'ont parues sacrément ténues.
Pourtant j'aurais pu annoncer la sortie en France du dernier livre de Oliver Sacks, titré L'Odeur du si bémol (titre anglais : Hallucinations), auteur que j'ai déjà cité ici et auquel je pense toujours en présence de maman. 
Regarder le symptôme comme une curiosité plutôt que comme une anormalité donne une posture singulièrement apaisante.

C'est sans doute cela qui m'a manqué ce fameux soir chez ma mère, où je me trouvais trop englué dans la situation pour m'en extraire, et où j'avais l'impression qu'elle avait descendu un important palier dans les profondeurs de la maladie. 
Après le dîner je commençais à rassembler mes affaires pour partir quand elle me demande avec inquiétude :
-"Quand rentres-tu ?"
Désarçonné, je ne savais si elle me confondait avec mon père, où si elle était revenue au temps de mon enfance.
-"Je rentre chez moi. Je ne reviens pas ici ce soir. Ici c'est chez toi."
Je la vois perplexe et elle enchaîne rapidement, avec un petit rire et l'air léger qu'elle prend quand elle est perdue et ne veut pas le montrer.
-"Je veux dire..., il n'y a pas un autre endroit où on peut aller après ?"
-"Non, pas maintenant. Maintenant c'est la nuit et là tu es chez toi."
Elle grimace.
-"Mais je suis obligée de rester ici ?"
Puis, angoissée :
-"J'ai la clé ?"
-"Oui maman, tu as la clé. Mais tu ne vas pas sortir maintenant, c'est la nuit. Tu pourras sortir demain comme tu veux."
Je vois que ce petit échange ne la calme pas. Elle s'agite, grimace, ne sait plus si elle doit prendre un manteau ou non, va de droite et de gauche à la recherche dont ne sait quoi, chose qu'elle fait habituellement quand elle est troublée. Subitement elle demande si elle doit se mettre quelque chose pour sortir, elle mime une forme de débarbouillage du visage, ou au contraire comme si elle se couvrait la face de crème.
Je continue de me préparer et je l'embrasse. Alors elle s'effondre sur une chaise et me demande d'une voix suppliante, sifflante :
-"Mais je suis où, là ?"
-"Tu es chez toi maman, ça fait des années que tu habites là."
-"Ah bon, je suis chez moi ?..." Le ton interrogatif est dissipé par une intonation volontaire, appuyée, car en même temps elle cherche à s'en persuader, à l'affirmer. Puis vivement, comme s'il fallait de toutes forces parer au plus pressé, reprendre les choses en main.
-"Bon, mais il faut que tu me montres mon lit, que je puisse dormir cette nuit."
Je lui montre le salon, la cuisine, elle ne s'y intéresse pas, puis sa chambre, avec le lit. On dirait qu'elle le découvre. Elle blague :
-" Ben dis donc, il est grand, c'est bien, si je veux ramener quelqu'un..."
Moi je pars avec l'impression d'avoir collé ma mère dans un hospice. 
Ce soir-là elle avait les ongles peints de couleur beige rosé mais je n'ai pas eu l'idée de les photographier.

4 commentaires:

  1. sans commentaires: si ce n'est mon cœur qui se serre et quelques larmes impossible à retenir...

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  2. Tous les posts autour de ta mère sont assez poignants. Comment regarder chez sa mère des symptômes comme une curiosité et non comme une anormalité ? Si le fils (la fille) est thérapeute, c'est un excès de zèle professionnel et aussi, à mon humble avis, un petit manque d'humanité... même si la sérénité n'est pas la froideur. SdA

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  3. Bonjour anonyme,
    Les symptômes me paraissent de la plus grande "normalité" et disent ce qu'il y a de spécifique chez l'autre dans sa folie. Nous sommes chacun fou à notre manière. Regarder, décrire l'expérience marque à la fois distance et proximité avec l'autre. Etre conscient de ce que l'on observe avec finesse et de ce que cela produit aussi en nous comme émotions et sentiments est une manière d'être proche, en lien avec l'autre dans ce qu'il a de singulier. N'est pas ainsi l'aimer et lui témoigner respect? C'est ainsi que je vis ce que l'auteur de ces messages nous dit de lui et de sa mère d'autant plus qu'il ne s'exclue pas du champ de l'expérience qu'il déplie.
    L'écriture, parce qu'elle met à distance nous raconte aussi la profondeur de ce qui se vit et la sensibilité de l'auteur et qui, parfois, sont bien plus fortes que la "théâtralisation" de certaines émotions dont l'empathie...Personnellement cela me touche davantage.

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  4. L'anormalité des parents ne me dérange pas, l'anormalité en général non plus.
    "Fou à notre manière"... c'est-à-dire plus ou moins, légèrement, gravement ou maladivement. Être conscient de ce que l'on observe chez sa mère quand on est fils, et se dire : "ah ben, tiens, là, j'enfile mon costume de thérapeute" ? Et si j'en parle, c'est parce que l'auteur de ce blog écrit : "c'est sans doute ce qui m'a manqué". Mon commentaire voulait dire - eh, oui avec sympathie (je n'utilise pas empathie, trop jargonnant pour moi) -, comme on te comprend ! Tout ceci a été écrit dans un français "normal" ! SdA

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