jeudi 20 novembre 2014

les mots, le meilleur, le bon

Elle perd le langage. Elle fut une lectrice dévorante, une cruciverbiste exigeante. Ma mère n'est plus rien de cela.
Elle aime les emballages. Parce que les emballages affichent le nom de la chose, c'est rassurant. Il y a eu une période où, à la préparation du dîner où au cours de celui-ci, la lecture des étiquettes lui paraissait une activité en soi.
"Sel de mer. La Baleine. Iodé. Iodé, ah ben je me demande bien pourquoi ? Qu'est-ce qu'ils ne vont pas chercher. La Baleine, c'est le meilleur."
"Roquefort. Société. Affiné en caves naturelles. Société, c'est le meilleur. C'est celui que je prends toujours."

 En terme alimentaire, elle trouve tout excellent. Petit poulet aux hormones de la friterie, ou poulet fermier de la boucherie, à la chair jaune, elle dira de la même façon :

"Il est très bon. Je rêve ou il est meilleur que d'habitude ? Tu le trouves où?"
Elle ne sait plus que cela s'appelle un poulet. Parfois, comme elle ne connaît pas le terme adéquat pour désigner un aliment, elle commence :

- "Je ne sais pas s'il faut dire ils ou elles, mais ils sont très bons."
Hier soir, goûtant les légumes variés qui accompagnent un poisson :
-" Ils sont bien, en vert."
Moi :
-"Les légumes, ceux qui sont verts, ce sont des courgettes."
-"Des courgettes ? C'est bon à savoir."

Elle ne s'attaque plus à un livre car c'est devenu une activité fatigante : si elle lit à haute voix les gros titres d'un magazine, on entend comment maintenant elle doit décomposer lentement le mot en syllabes, comme les enfants qui apprennent à lire.

Avec tout cela je me demandais ce qu'elle comprenait des histoires que je lui raconte le soir dans son lit, d'autant plus qu'il nous faut plusieurs couchers pour venir à bout de l'une d'elles. Une de ces nouvelles (c'est toujours le même livre de Rufin) se termine sur un happy end : deux anciens amants ne se sont pas revus depuis quarante ans, vont-ils se retrouver ? La réponse arrive à la dernière ligne du texte : c'est oui. Je la crois à moitié endormie mais ma mère se redresse vivement sur son oreiller :

-"Oh, je suis contente, c'est bien, ça donne presque envie de pleurer."

4 commentaires:

  1. A l'occasion des ces derniers billets, et particulièrement du titre de celui-ci je me résumais à moi-même ce que je vivais à ce contact d'une mère qui "devient la mienne" au fil du temps. J'avais envie de résumer ce que je vois se construire sous mes yeux: un mémoire, une mémoire, des mémoires et je m'étonne qu'aucun de ces mots ne figurent aux répertoire des libellés comme un trou de mémoire :), comme de l'insondable...

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    1. Le libellé "mémoire" existe bien, je l'utilise peu, en tout cas peu effectivement pour ce qui concerne l'état de ma mère. Ce n'est pas, pour l'instant, la question de la perte (de mémoire) qui est l'interrogation la plus vive, c'est plutôt la question de ce qui reste, ce qu'on peut construire avec ça. ;-)

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  2. En attendant que mon message (laissé sur le billet suivant) soit "avalé", je regardais la liste des libellés et m'aperçois que "mère" est en caractères plus gros que les mots avoisinant. Question de fréquence. Du coup, je cherche les mots les plus présents et tombe sur le palmarès suivant : amour, imprévu, mère. Et Paris, qui banalise un peu l'assemblage.
    N.

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    1. Oui, c'est un petit jeu marrant à faire dont les résultats, évidemment, changent beaucoup selon les périodes.

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