mardi 17 novembre 2015

vendredi 13

Ce midi je vais déjeuner d'un bobun dans un petit restau asiatique que j'aime bien. Je me surprends à me réjouir quand je vois le patron, m'émerveillant sur le mode "ah, il n'est pas mort". Je l'embrasserais presque, alors que je ne sais rien de lui.

La salle est minuscule : quatre ou cinq tables seulement. A l'une d'elles, forcément proche de moi, des jeunes filles parlent des événements de vendredi soir. "Quand je pense que lorsque j'ai acheté mon appartement à Boulogne, certains me disaient de m'installer vers République..." Le quartier vivant est devenu le quartier de la mort.
Devant moi un homme à la stature de GI, dos gigantesque s'évasant vers des épaules de géant, cou de taureau et, comme tous les hipsters et les jihadistes, une barbe. Avec ses deux amies, il échange, en costume bleu foncé et chemise blanche, des avis définitifs sur la guerre et le terrorisme. Tout le monde, soudain, semble avoir un avis d'expert sur le renseignement, la géopolitique etc.


C'est que soudain, tout le monde se trouve concerné. Le 7 janvier 2015, pour beaucoup, les victimes sont suspectes : des dessinateurs qui l'auraient "bien cherché", des juifs qui sont de toute façon responsables de la politique d'Israel (et puis, enfin, le juif n'est-il pas forcément toujours un peu coupable de quelque chose, comme la femme de ce cafetier qui affiche au-dessus du comptoir un faux parchemin en résine qui proclame : "Frappe ta femme, si tu ne sais pas pourquoi, elle, elle le sait" ?).

Ceux qui moquaient les panneaux "je suis Charlie", qui voulaient s'en distinguer, font l'expérience que tuer la liberté d'expression, c'est la première étape avant de tuer tout le monde, sans distinction : ils refusaient l'étiquette "je suis Charlie", ils s'aperçoivent après coup que Charlie, c'est eux, qu'ils le veuillent ou non.


Jusqu'ici les avis étaient partagés sur le vendredi 13 : porte-malheur ou porte-bonheur ?
Massacre à Crystal Lake ou corne d'abondance ? La Française des Jeux a trusté la seconde proposition. De son point de vue, c'est jour faste. C'est jour d'Euromillions. 
Croiser les doigts, conseille-t-elle. La chance sera-t-elle avec vous ? Et si votre vie devenait infiniment plus riche ?, questionne-t-elle.
Le slogan fait grincer des dents ce vendredi 13 novembre 2015. Le samedi matin pourtant, en me réveillant, je me dis que j'ai de la chance, je suis heureux d'être en vie, comme je le serai plus tard pour mon vendeur de bobun. Comme une des boules de Loto numérotées brassées avec d'autres, je n'ai pas été choisi, je n'ai pas été tiré. Je suis heureux que mes amis soient sains et saufs, touché des messages des uns et des autres, notamment des non-parisiens qui m'ont cru en proximité des explosions et des tirs. Ce sont les numéros des arrondissements annoncés, X et XI, qui les ont inquiétés.

C'est bien malgré moi que je m'accroche aussi à la question des chiffres. 7, 11, et 13 ne sont-ils pas des nombres premiers ? C'est sans doute la lecture de Daniel Tammet qui m'influence* ! Je me souviens du plaisir amusé et éberlué que j'avais eu en découvrant les théories du "miracle mathématique du Coran", qui s'organisent autour du nombre 19 si je me souviens bien. Mais il y a aussi d'autres suggestions mathématiques sur les rapports entre les nombres premiers et le nom d'Allah, toutes "démonstrations" farfelues qui laissent sans voix ou font ricaner.

Pourtant que l'on puisse trouver, sans en rire, une vérité dans une suite de chiffres ou dans une série de textes tombés du ciel, et que l'on veuille imposer cette vérité-là au monde entier, c'est une réalité bien étrange avec laquelle nous vivons. Cela s'appelle du fanatisme et il faut maintenant s'en défendre, sur cette planète ronde et petite comme une bille de Loto.

*L'éternité dans une heure, Daniel Tammet, édition Les Arènes.


1 commentaire:

  1. Se défendre du fanatisme....
    "La beauté sauvera le monde et l'art en est un instrument" disait N.Berdiaev reprenant Dostoievski et Boulgakov
    "La liberté n'est pas un droit c'est un devoir" disait-il encore et il ne me semble pas totalement inutile, en ce moment, de revisiter la pensée existentialiste. J'avoue avoir plus de mal avec la pertinence des chiffres.

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