jeudi 16 juin 2016

l'éternité

Le projet qui aurait pu être de restituer, billet après billet, quelque chose de l'état et de la maladie de ma mère se heurte, comme je l'ai déjà nommé ici plusieurs fois, à la monotonie de la répétition.

Ou alors, il aurait fallu que j'ose un projet digne d'Exercices de style, de Queneau : écrire un billet qui relate ma visite à ma mère, et chaque fois re décrire cette même visite, identique et inintéressante, le seul attrait naissant cette fois de la modification infime apportée au récit.

Par exemple sur le fait qu'elle affirme, chaque fois : "tu as grandi."
Certains jours elle accepte l'information que, non, à mon âge on ne grandit plus.
D'autre fois c'est hors de question :
 - "Hum, je crois que tu te trompes".
-"Ah bon ? Tu penses que toi aussi tu grandis encore ?" 
- " Eh bien oui!"
Parfois elle argumente : "Regarde, de là à là (pointant du doigt mes pieds puis ma tête), ça fait des kilomètres". Ou encore : "La prochaine fois, ce sera trop petit, tu te cogneras (en montrant le plafond)."

Toujours elle affirme qu'elle est heureuse de me voir, qu'elle m'a cherché partout (elle montre absurdement les endroits où elle aurait mené cette recherche : les lustres, les reflets dans les baies vitrées, etc), qu'elle m'attendait, qu'elle ne pense qu'à moi, là aussi avec toutes ces variations possibles.
Quand je la trouve le soir encore installée dans le lobby de la maison de retraite, je m'assieds à côté d'elle sur l'un des gros canapés qui meublent l'espace. Elle se presse contre moi, se blottit contre mon bras.

Dimanche soir, nous sommes assis là, et autour de nous quelques pensionnaires qui ne sont pas encore rentrés dans leur chambre :
- un homme grand, qui me reconnait et me salue toujours, et cherche sans arrêt à se sauver, ce qu'il arrive parfois à faire, sa course le menant jusqu'à son ancien immeuble, apparemment proche, dont il revient peu après, résigné
- un nouveau, prostré, qui ce soir-là s'anime subitement pour savoir s'il est en possession de la clé de sa chambre
- un habitué, souvent prostré lui aussi, mais avec le sourire, arborant invariablement une écharpe baba cool qu'un ami lui a rapportée de Goa
- deux femmes, l'une avec une canne, qui parle peu, l'autre qui ressemble à miss Tick, le bec de canard en moins, et qui raffole de réaligner, au millimètre près, les coussins sur les canapés.
Je suis donc là, avec ma vieille maman, dans cet environnement qui me fait plutôt penser à Freaks qu'à autre chose quand elle lève sur moi des yeux aimants et dit :
-"J'espère qu'on va vivre encore des années comme ça tous les deux"


1 commentaire:

  1. Je reviens sur ton blog après des mois me semble-t-il. Un crève-coeur, ce billet !

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