mercredi 11 juin 2014

en finir (vraiment) avec Eddy Bellegueule

Je n'avais pas envie de lire le livre d'Édouard Louis (En finir avec Eddy Bellegueule, éditions du Seuil).

Les polémiques autour de sa publication (la famille blessée, l'auteur surpris se justifiant au nom de la Littérature, la prise de bec avec un journaliste du Nouvel Obs accusé de procéder au fact checking, l'ambiguïté roman/récit...) m'avaient parues rances d'avance. Pas très éloignées de celles qui fleurirent autour du Pays perdu, de Pierre Jourde.

Mais surtout j'avais eu accès aux premiers paragraphes sur le Net (ici) et la complaisance inutile avec laquelle est décrit un crachat glissant sur le visage du narrateur (écriture poussive par ailleurs) m'avait vaguement dégoûté, comme une masturbation masochiste (pour autant, chacun ses plaisirs, je ne condamne rien).

Un ami me l'ayant prêté à la fin d'un dîner ("tu me diras ce que tu en penses"), je m'y suis collé.

J'aime beaucoup Jamaica Kincaid, dont j'ai publié un extrait il y a quelques jours. (On comprendra plus loin l'objet de ce coq à l'âne.)
Ou en tout cas, j'ai vraiment beaucoup aimé son récit, Mon frère, qui raconte les retrouvailles avec son frère, jeune homme qu'elle n'a que peu connu et qu'elle rejoint alors qu'il agonise du sida, à Antigua, son île natale. Si ce bouquin-là est son seul livre proprement autobiographique, il m'a donné envie de lire ses autres ouvrages qui, eux, puisent directement à la source de son expérience de vie : son enfance (Annie John), son arrivée aux États-Unis (Lucy), ses rapports avec sa mère (Autobiographie de ma mère) etc.

Comme Eddy Bellegueule devint Édouard Louis, Elaine Potter Richardson est devenue Jamaica Kincaid en 1973 : "A way for me to do things without being the same person who couldn't do them - the same person who had all these weights."

Cruellement, on pourrait dire qu'ici s'arrêtent les similitudes.

À l'occasion d'une longue interview de Jamaica Kincaid parue en octobre 1990 dans le New York Times, le critique Henry Louis Gates la compare à Toni Morrison et insiste sur le travail qui est fait pour restituer un monde dans sa compléxité sans en passer par une obligatoire description sociologique. Il ne s'agit pas de "chart the existence of that world, but to show that human emotions manifest themselves everywhere." Ou encore : "she never feels the necessity of claming the existence of a black world or a female sensibility. She assume them both. I think it's a distinct departure that she's making."
Plus loin, quelqu'un décrypte sa puissance d'évocation : "The simplicity of her sentences is astounding. As she write a sentence, the temperature of it psychologically is that it heads toward its own contradiction. It's as if the sentence is discovering itself, discovering how it feels."

Dans En finir avec Eddy Bellegueule, bien que sa jouissance victimaire s'affiche clairement (p. 193), le narrateur reste de papier. Plat. Par contraste, les personnages émouvants sont le père, la mère, le frère..., que l'on est censé ne pas aimer je crois.

Et la scène qui me semble la plus forte s'affiche pages 219 et 220 (mais le livre en compte 220... Je restitue ici la curieuse présentation de l'épilogue avec ses retours à la ligne et ses capitales initiales, comme un chant.).
"Je porte ma veste achetée spécialement pour mon entrée au lycée
Rouge et jaune criard, de marque Airness. J'étais si fier en l'achetant, ma mère avait dit
fière elle aussi
C'est ton cadeau de lycée, ça coute cher, on fait des sacrifices pour te l'acheter
Mais sitôt arrivé au lycée j'ai vu qu'elle ne correspondait pas aux gens d'ici [...]
Trois jours plus tard je la mets dans une poubelle publique, plein de honte."

Il y aurait tellement à dire de ces quelques lignes qu'on se demande en refermant le livre pourquoi il parle si peu. Sans doute parce qu'il s'appuie sur des certitudes que seule la jeunesse procure, quand la maturité permet, à la manière de Jamaica Kincaid, de s'interroger encore : "It's really a mystery to me how I came to be the person I am."


Pour lire Jamaica Kincaid : aux éditions de l'Olivier sont publiés Mr Potter, Mon frère, Au fond de la rivière et Annie John. Lucy et Autobiographie de ma mère sont chez Albin Michel.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire