jeudi 5 février 2015

l'imagi-mère

Quelques temps après être revenue de cette semaine d'hospitalisation calamiteuse en début d'année, ma mère s'est mise à dormir de façon encore plus désordonnée que d'habitude. Je la trouvais parfois endormie le soir quand j'arrivais pour préparer son dîner.

Résultat, au moment de se coucher vraiment, elle n'était plus fatiguée. Là où d'ordinaire elle s'assoupissait au tiers de la lecture d'un texte, je devais lui lire plus d'une nouvelle pour qu'elle présente des signes d'endormissement.

J'ai laissé tomber l'anthologie de nouvelles japonaises, qui me paraissaient dans l'ensemble trop sombres, quand il m'a fallu affronter ce passage : 
"- Vous ne trouvez pas que les souvenirs sont une chose bien précieuse ? Quelle que soit la situation dans laquelle un être humain se trouve, la possibilité de se remémorer le passé ancien est assurément une bénédiction des dieux."

J'ai censuré ces lignes, comme je simplifie parfois certaines notations : dans le livre de nouvelles indiennes que nous lisons actuellement, je traduis les mots étrangers ("Faraday House", par exemple, devient "la maison Faraday", "bidis" devient "cigarettes" etc), en précise certains ( "voiture Rolls Royce" plutôt que "Rolls Royce" tout court).

Comme à chaque dîner, hier soir ma mère commente l'assiette dans laquelle elle mange. La plupart du temps, elle tente de déchiffrer ce qui inscrit en dessous, la marque anglaise et le nom du modèle, ce qu'elle fait parfois alors qu'il reste des aliments dedans, tendant alors haut l'assiette au-dessus d'elle, de façon plus ou moins périlleuse.
Je l'ai déjà expliqué, les mots écrits la rassurent, lui donnent prise sur le réel, lui livrent une définition des choses. Maintenant aussi elle compte - les fleurs qui décorent la vaisselle, le motif qui se répète le long du pourtour, etc - ce qui semble avoir la même fonction apaisante.

- "C'est peut-être idiot, mais je les ai toujours aimées", dit-elle en caressant le tour de l'assiette.
Elle sourit et ajoute : "C'était le bon temps," phrase que je n'ai jamais entendu dans sa bouche de toute ma vie. 
Puis : "Huit!"
Moi : "Tu as dit, c'était le bon temps..." (Je ne suis vraiment pas habitué à ce que ma mère exprime un jugement positif sur quoi que ce soit et je me demande si cette remarque concerne un évènement en particulier).
Elle, souriant encore, avec une voix très douce : "Oh oui ! Ce sont vraiment de beaux souvenirs."

Je la laisse avec cette rêverie. Je trouve que la capacité de s'inventer des souvenirs est une chose précieuse, assurément une bénédiction des dieux.



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