mardi 17 mars 2015

la liberté d'expression, 1960

"Des lycéens qui effectuaient des missions pour un réseau d'aide au F.L.N. sont arrêtés. Jean-Jacques Servan-Schreiber en fait le sujet d'un éditorial dans l'Express du 16 juin : ils sont jeunes, savent-ils au juste ce qu'ils font ? il faut comprendre la jeunesse et pardonner... Deux des lycéens arrêtés ont vingt ans, le troisième vingt-deux. Ils ont l'âge de faire des morts au champ d'honneur et Servan-Schreiber pourrait se souvenir qu'à cet âge-là il n'aimait pas se faire traiter de gamin par les gens de quarante ans. Il écrit : "Les responsables sont d'abord les hommes au pouvoir qui, par incapacité ou par lâcheté, laissent traîner cette horrible guerre qui démoralise notre jeunesse. Les responsables sont ensuite ceux des maîtres à penser de la gauche qui incitent leurs disciples à s'engager dans la voie de la désertion ou de l'aide au F.L.N. Eux sont impardonnables."

À quoi Siné répond (1) :

Cher J.-J. S.-S.,
Je collabore à l'Express depuis le 13 mai 1958, date de mes premiers dessins politiques. Je pensais à l'époque, et je continue à le penser, qu'il n'y avait que votre journal pour bien vouloir les publier.
J'ai souvent été en contradiction totale avec vos éditoriaux. Je ne parle pas de Mauriac dont la béatitude est plutôt amusante et ne me gêne absolument pas, bien qu'il soit indirectement responsable d'une bonne partie de mes dessins refusés.
Mais cette semaine, dans votre éditorial, vous avez franchi les limites et mon irritation à fait place à une grande colère.
Vous avez l'indécence de vous attaquer à des gens qui sont les seuls a forcer le respect en prenant de vrais risques. (C'est en prenant, eux aussi, les risques de l'illégalité et en travaillant "dans l'ombre" que les ultras ont réussi leur coup du 13 mai).
Ce respect que vous avouez leur accorder, même s'il est forcé, vous interdisait de les traiter comme vous l'avez fait : "Ils auront droit à nos yeux à moins d'indulgence encore que les usurpateurs du pouvoir."
Donc, Sartre aura droit, à vos yeux, à moins d'indulgence que Massu ; Francis Jeanson que Debré ; et Audin que le lieutenant Charbonnier!... On croit rêver!
Ne croyez-vous pas avoir été un peu "trop" loin ?
J'aimerais que vos lecteurs connaissent mon opinion, car je ne veux pas être assimilé à votre entreprise de demoralisation de civils.

Réponse de Servan-Schreiber (2) :

Sur cette affaire particulière et grave, je dis que notre rôle est d'entraîner un grand nombre de jeunes vers une action efficace pour mettre fin à la guerre, et non pas quelques isolés dans une impasse. La désertion, l'aide au F.L.N., c'est l'impasse. Cela ne débouchera jamais sur une large adhésion. Les prises de position courageuses de l'Union nationale des étudiants de France, les manifestations collectives d'étudiants et d'ouvriers, une éventuelle grève des cours, etc., voilà la voie où peut s'engouffrer une vaste impulsion. Quand certains responsables de gauche, jouissant d'une audience dans la jeunesse, lui donnent de mauvais conseil, j'ai le droit de dire qu'ils sont moins pardonnables politiquement que nos adversaires communs qui, au pouvoir, sont logiques avec eux-mêmes. Je dis "politiquement", car il ne s'agit pas de morale. Que Francis Jeanson soit moralement respectable et les fascistes méprisables, cela va de soi, je l'ai écrit.
Cher Siné, continuez à être "indécent" autant que vous le voudrez. Vous l'êtes chaque semaine dans vos dessins, c'est votre rôle. Ne vous érigez pas en censeur moral en m'envoyant cette épithète à la figure.

Attendre la levée des masses? Les Francs-Tireurs et Partisans étaient une douzaine au début, en 1942. Devaient-ils attendre que les masses bougent, attendre août 1944 ?
L'Express est un journal bien fait. Chaque rubrique à son spécialiste. Madame Express pour les collections, François Mauriac pour les bonnes œuvres, Siné pour l'indécence.

(1) et (2) L'Express, 23 juin 1960."

Extrait de Les belles lettres, de Charlotte Delbo, les Éditions de Minuit, 1961.
Le livre est un recueil de lettres, échanges et prises de position autour de la guerre d'Algérie, introduites et remises en contexte par l'auteur. Dans cet extrait , le premier et le dernier paragraphe sont de Charlotte Delbo.



1 commentaire:

  1. Merci à Charlotte à propos de Charlie. 50 ans tout de même séparent les uns et les autres.
    Je dois déjà être une "vieille conne"!

    RépondreSupprimer