lundi 2 avril 2012

ma mère

Quand j'appelle ma mère au téléphone, c'est maintenant comme si je la sortais d'une sieste. 
Ou mieux, j'ai l'impression d'ouvrir une parenthèse, que sa conscience – sa présence au monde, plutôt – naviguant au fond du lac de ses souvenirs revient à la surface du présent à cette occasion, telles ces bulles qui remontent de la vase des étangs pour éclore à l'air libre.
Elle s'anime de suite, sa voix se modifiant rapidement pour acquérir une forme de vivacité forcée, surjouée, elle-même comme étonnée du chemin qu'elle doit parcourir depuis ses rêveries quotidiennes et silencieuses jusqu'à l'impératif à être là que réclame la conversation téléphonique. 
Je pourrais sans doute assurer qu'en cet instant, elle se réjouit de cette petite surprise qui consiste à se souvenir de moi et à retrouver le goût de me parler.



Ce n'est pas – on pourrait le croire en lisant ces premières lignes – que ma mère soit atteinte d'Alzheimer ou d'une maladie quelconque. C'est seulement qu'elle vieillit : elle est la même, mais différente. Les mêmes ingrédients, mais dans une proportion différente. Tentez donc l'expérience avec une recette de tarte aux pommes (les mêmes substances, mais des quantités aléatoires), vous obtiendrez aussi bien de la compote que des cailloux de farine et de sucre. C'est ainsi : ma maman aujourd'hui peut être fruit là où elle était pierre, et inversement, mais c'est toujours elle. 
Ce n'est plus la mère de la petite enfance, toujours attentive à l'enfant même quand elle s'absente, toujours soucieuse de lui, même à distance : c'est une adorable petite vieille pour qui vous n'existez que lorsqu'elle vous entend, vous voit, et qui vous range aussitôt après dans un coin de son cœur où elle vous reprendra la prochaine fois qu'elle vous entendra, qu'elle vous verra – un biscuit qu'on remettrait dans sa boîte de métal.



J'ai déjeuné avec elle dimanche : son corps a encore changé, elle se courbe davantage et une de ses omoplates devient saillante. J'aimerais qu'elle trouve un cours de gym pour personnes âgées, elle me dit que oui, pourquoi pas, elle pourrait aller à la Mairie se renseigner, et moi je sais qu'elle n'ira jamais et que la prochaine fois on redira ces choses, presque des phrases identiques, en faisant semblant de les prononcer pour la première fois et d'y croire. De loin en loin, on se dira ces choses, et puis d'autres, qui n'auront de sens qu'à se dire, avec tendresse, et qui brilleront le temps d'une entrevue, jusqu'à la prochaine, comme les ampoules colorées des guirlandes lumineuses qui n'éclairent rien mais se trimballent sur le même fil, un peu perdues dans l'obscurité.

1 commentaire:

  1. Quel joli texte... La mienne a 87 ans et la guerrière disparait devant la grande vieillesse. Impossible encore pour moi d'écrire un texte aussi tendre, tout en espérant y parvenir avant que ne s'éteigne la loupiotte...
    Claude

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