jeudi 17 avril 2014

coq-à-l'âne

Ce soir maman a dressé la table et, à côté de mon assiette, il y a un bol de mon enfance, marqué de mon prénom.
-"Regarde ce que j'ai trouvé", s'amuse-t-elle comme si seul un incroyable hasard pouvait expliquer la présence de ce bol chez elle. "Ile-de-Ré", déchiffre-t-elle sous la céramique, tout sourire. Puis pointant son doigt sur les lettres de mon prénom : "Je me demande qui a bien pu écrire ça!"
Je me sens bête comme parfois devant les "pourquoi?" des enfants, à me demander comment expliquer les choses les plus simples :
-"C'est fabriqué comme cela exprès. On va dans des magasins où il y en a plein, avec plein de prénoms différents."
Elle est interloquée. 
-"Dans les magasins on trouve ça ? Ça fait bien longtemps que je ne suis pas allée dans les magasins."

Ce soir spécialement, j'ai l'impression qu'un farceur a piqué la télécommande qui régit son psychisme, et zappe les programmes à loisir : elle passe d'un registre à l'autre avec une légèreté déconcertante, de Annie Cordy à Marguerite Duras en une seconde.

-"Elle est jolie cette chemise", dit-elle en caressant le tissu écossais brun et orange de ma chemise, "ça a  l'air chaud."
-"Oui, c'est chaud." Et, après une hésitation, j'ajoute : "mais la dernière fois que je l'ai mise, tu m'as dit que tu la trouvais horrible."
-"Ah bon, celle là ? Tu es sûr ?" Toujours en palpant l'étoffe : "Mais c'est que tu as dû faire un effort, tu as dû la laver avec quelque chose..."
Je souris. Avant chaque prise de parole, une interrogation : à quel niveau se situer ? Mettre en évidence la signification ? Faire simplement avec ce qui est dit ? Regarder ce qui se passe sans prêter attention au contenu ?
Je rétorque sur le ton de la plaisanterie, en lui tirant sur l'oreille :
-"Moi je crois que parfois tu dis ce qui te passe par la tête." 
Elle s'en défend, argumente, revient sur le tissu, mais j'insiste. Finalement elle commente :
-"Oh, mais tu sais, quand on vit seule, parfois quand quelqu'un est là, du coup on... "(elle fait un geste comme si elle voulait mimer, "on fonce sur l'autre"). "Enfin comme ça, on invente un peu, même pour soi. C'est vrai. (Mimique d'excuse). Ça amuse. C'est pas méchant."
-"Non, tu es gentille."
-"Qu'est-ce que tu dit ?"
-"Toi tu dis : ce n'est pas méchant. Moi je réponds : je sais, tu es gentille."
Maman a un bon gros sourire de reconnaissance.

Plus tard elle reparle de cela, vivre seule. Elle dit : "Quand on vit seule, on se rend compte que ce n'est pas drôle de vivre seule. (Un silence). On se rend compte que ce n'est pas drôle de vivre."
-"Tu trouves que ce n'est pas drôle de vivre ?"
Une grimace.
-"Non, ce n'est pas drôle de vivre."

1 commentaire:

  1. Tu as écrit un jour la question, en exergue à tes visites chez M. Plus ou moins (de mémoire) "de quels nouveaux talents sa folie l'aura parée." Chacun de tes textes sur elle est une réponse extraordinaire.

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