jeudi 21 avril 2016

se perdre (multi mère, bis)

Je continue à lire des histoires à ma mère, le soir, après l'avoir couchée, pour l'endormir ou du moins favoriser la transition entre le jour et la nuit, deux notions indéchiffrables et insensées pour elle maintenant.

J'ai alterné un temps les Contes de la bécasse, de Maupassant et Parlez-moi d'amour, de Raymond Carver, puis, sur l'indication d'un ami j'ai testé Histoires, de Marie-Hélène Lafon. Je pense que ma mère ne comprend rien du tout à ce que je lis, mais cependant je m'évertue à parler lentement et fort, en articulant beaucoup, et à mettre le ton, de façon exagérée, dès que la narration contient des dialogues. Je modifie considérablement les textes au moment même de la lecture, renommant les sujets quand l'auteur les a éludés, remplaçant les ellipses par des éclaircissements et des explications, parfois m'interrompant pour demander : 
- "Tu comprends bien l'histoire ?"
Ce à quoi elle répond invariablement :" oui, oui, c'est très bien".
La vraie histoire, c'est ma présence, moi assis près d'elle, et le ronron de la voix en direction d'elle.

Récemment j'ai acheté l'Angoisse de la première phrase, de Bernard Quiriny, dont j'avais découvert par (un heureux) hasard il y a quelques années les Contes carnivores.
Dans l'Angoisse, certains des textes sont eux-mêmes des suites de mini-nouvelles.
Dont celle-ci.

Les mères.

"Ce sont ma mère", m'avait dit ce compagnon d'internat après m'avoir surpris en train de regarder les dizaines de photographies de femmes que j'avais trouvées dans le tiroir de son chevet. Sa mère, avait-il alors expliqué, n'était jamais pareille à elle-même d'un jour au suivant ; il lui arrivait même de changer plusieurs fois d'apparence physique au cours d'une seule journée. " Elle reste cependant ma mère, avait-il ajouté, et jamais l'une de ces transformations n'a effacé en elle le souvenir d'une punition donnée la veille, alors qu'elle était une autre." J'avais été fasciné par ses propos, partagé entre l'émerveillement et l'incrédulité. Souvent je l'avais interrogé sur cette mère fabuleuse, chuchotant dans la nuit après qu'on nous eut commandé d'éteindre les feux. Il m'avait dit n'avoir jamais été troublé par son inconstance, mais avait tout de même confessé ce cauchemar récurrent : "Longtemps j'ai rêvé qu'elle ne m'aimait plus, et qu'elle décidait de m'abandonner. Il lui aurait alors suffi de lâcher ma main au milieu d'une foule, puis de s'enfuir. Comment aurais-je pu la retrouver, parmi les milliers de femmes qu'elle allait être encore jusqu'à sa mort?"


L'angoisse de la première phrase, de Bernard Quiriny, est publié aux éditions Phébus.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire