mardi 2 mai 2017

I'm not your negro*

« [...]
- Regardez-les comme ils se pavanent, fit observer ma mère. On jurerait qu'ils se figurent pouvoir gagner la partie contre nos hommes !

Les hommes de couleur couraient en avant, en arrière, criant de leur voix tantôt hautes et légères, tantôt basses, paresseuses, traînantes. Loin au milieu du champs, on apercevait l'éclat vif de leur dents, leurs bras noirs levés, se balançant ou frappant leurs côtes pendant qu'ils sautaient, se baissaient et couraient comme des lièvres, plein d'exubérance. [...]
À présent voici qu'arrivaient les blancs, en tenue sport, bien équipés courant parmi les arbres. Il y eut dans la tribune un tonnerre d'applaudissements, de cris. Les blancs couraient traversant le terrain verdoyant, jetant dans le soleil des éclats blancs.
- Oh, voici l'oncle George ! dit ma mère. N'est-il pas beau à voir? » Et en effet l'oncle George avançait en trottinant dans son équipement qui ne lui seyait pas tout à fait car il était plutôt bedonnant et ses bajoues débordaient sur son col quel que fut le genre de celui-ci. Il se hâtait le long du terrain, essayant de souffler et de sourire en même temps, levant haut ses petites jambes potelées. « Ils sont vraiment beaux à voir », renchérissait ma mère.
Je restai là, surveillant leurs gestes. Mère était à côté de moi : je pense qu'elle ne pouvait s'empêcher de comparer et de juger, elle aussi, et ce qu'elle voyait l'étonnait et la déconcertait. Avec quelle aisance les noirs les premiers étaient arrivés en courant pareils à ces daims ou ces antilopes de films sur l'Afrique qui se meuvent au ralenti comme les images d'un rêve. Ils s'étaient avancés comme des beaux animaux, bruns et brillants, qui ne pensent pas à vivre mais vivent. Et quand ils couraient et dans un même élan jetaient en avant, sans effort, paresseusement presque, leurs jambes et leurs longs bras détendus aux doigts déliés et quand ils souriaient dans la brise légère, l'expression de leur visage ne semblait pas dire : «  Regardez comme je cours, regardez comme je cours! » Non, certainement pas. Leurs visages semblaient dire, comme dans un rêve : « Seigneur, qu'il est bon de courir. Regarde comme le sol s'élève doucement sous mes pas. Ah, comme je suis heureux. Mes muscles travaillent comme s'ils étaient huilés sur mes os et il n'y a pas meilleure joie dans l'univers que de courir. » Et ils couraient. Et cette course n'avait pour but que de manifester leur joie de vivre.
Les blancs travaillaient leur course comme ils travaillent tout, avec effort. On se sentait mal à l'aise en les regardant car ils étaient conscients, dans le mauvais sens du terme. Ils regardaient toujours du coin de l'œil pour voir si vous les remarquiez. Les nègres ne s'en souciaient guère : ils vivaient simplement, ils jouaient. Et ils étaient tellement plongés dans leur jeu qu'ils n'y pensaient plus.
- Ma foi, que nos hommes sont beaux à voir », disait ma mère, se répétant avec quelque complaisance. Elle avait regardé et comparé les deux équipes. En elle-même, elle avait jugé à quel point les hommes de couleur étaient libres dans leurs mouvements, à l'aise dans leurs uniformes et combien les blancs semblaient tendus, nerveux, serrés, ceinturés, engoncés dans leurs équipements.

Je soupçonne que dès ce moment l'atmosphère fut tendue. [...] »

Extrait de La grande partie entre Noirs et Blancs, dans le recueil Les Pommes d'or du Soleil, Ray Bradbury (1956), édition de 1968, traduction Richard Négrou.

*Titre emprunté au documentaire du même nom, signé Raoul Peck, autour des écrits de James Baldwin sur les luttes sociales et politiques des Afro-Américains, en salles actuellement.

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