lundi 11 juin 2018

projection privée

Quand j'ai lu la première fois le texte de Pauline Réage dont j'ai publié un extrait dans le billet précédent, j'ai arrêté ma lecture immédiatement après cette phrase : "Et le temps vient où l'on ne peut plus séparer le bruit des paroles et des soupirs d'avec le bourdonnement continu des moteurs et le chuintement des pneus qui montent de la rue". Ces mots ont réveillé les souvenirs d'escapades amoureuses indissociables du trafic de la rue.

Deux photos repeintes, des oeuvres signées Lou Goaco, datées de 1991. Le dessin du serpent
est réalisé au Bic directement sur le modèle. 

Ca se passe au début des années quatre-vingt dix. J'ai régulièrement des rendez-vous érotiques rue Monge. L'appartement se trouve en hauteur d'un immeuble haussmannien, quatrième ou cinquième étage, je ne m'en souviens plus : une chambre, un salon et une grande cuisine ouverte où se tient une table ronde sympathique.
La chambre est à gauche en entrant. Les rideaux y sont toujours tirés quand j'arrive. Elle n'est pas très spacieuse : un lit, une armoire, un petit bureau qui soutient un terrarium (qui abrite un python, mais cela est une autre histoire).

C'est une chambre d'amour. On y fait et défait l'amour. On le fait longtemps, car nous sommes jeunes. Et après, il y a cette fatigue énorme, physique et émotionnelle, satisfaisante, un peu écoeurante parfois. Les membres ont une lourdeur particulière, et ce poids ressenti n'empêche pas le sentiment contraire d'être léger, un peu cotonneux. On regarde son corps allongé sur le lit et celui de l'autre, les parties de soi et de l'autre superposées, partagées, celles qui sont disjointes, qui cherchent la fraîcheur loin sur les draps.
Moi, je scrute aussi une drôle de chose, un étrange petit mouvement que je n'identifie pas la première fois que je le remarque : à l'autre bout de la pièce, au-dessus de la fenêtre, une bande de lumière sur le plafond semble animée de couleurs. C'est le jour, arrêté par les lourds doubles-rideaux, qui crée une bande lumineuse sur le plafond, juste au-dessus de la tringle de bois cylindrique qui supporte voilages et étoffes.
Je ne connais pas l'explication scientifique du phénomène que j'observe cette fois où, intrigué, je m'approche de la fenêtre, mais j'imagine que le verre des carreaux a son rôle à jouer : ce bandeau de lumière est en réalité la projection de ce qui se déroule dans la rue. Sur le plafond, dans le faisceau lumineux, les petits rectangles de couleur, que je voyais animés comme des insectes, sont les voitures qui roulent en ce moment même en bas, rue Monge. Interloqué, je constate qu'on les distingue clairement, minuscules, vues du dessus avec leurs capots, le pare-brise, mais aussi d'autres détails de la rue, les auvents des boutiques, les passages piétons etc.

J'ai pour toujours cette image en tête : les corps ocre abrutis d'amour, la chambre et les rideaux bistre et ce trait presque aveuglant en hauteur, qui s'anime de façon imperceptible de la vie d'en bas. Le tout dans l'odeur sableuse, doucereuse, de la demeure du python.

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