dimanche 6 mai 2012

Le pouvoir, le désir et la langue française

"– Monsieur de Nemours trouve, répliqua le prince de Condé, que le bal est ce qu'il y a de plus insupportable pour les amants, soit qu'ils soient aimés, ou qu'ils ne le soient pas. Il dit que, s'il sont aimés, ils ont le chagrin de l'être moins pendant plusieurs jours ; qu'il n'y  a point de femme que le soin de sa parure n'empêche de songer à son amant ; qu'elles en sont entièrement occupées ; que ce soin de se parer est pour tout le monde, aussi bien que pour celui qu'elles aiment ; que, lorsqu'elles sont au bal, elles veulent plaire à tous ceux qui les regardent ; que, quand elles sont contentes de leur beauté, elles en ont une joie dont leur amant ne fait pas la plus grande partie. Il dit aussi que quand on n'est point aimé, on souffre encore davantage de voir sa maîtresse dans une assemblée; que, plus elle est admirée du public, plus on se trouve malheureux de n'en être point aimé ; que l'on craint toujours que sa beauté ne fasse naître quelque amour plus heureux que le sien. Enfin il trouve qu'il n'y a point de souffrance pareille à celle de voir sa maîtresse au bal, si ce n'est de savoir qu'elle y est et de n'y être pas."
Madame de Clèves ne faisait pas semblant d'entendre ce que disait le prince de Condé : mais elle l'écoutait avec attention. Elle jugeait aisément quelle part elle avait à l'opinion que soutenait monsieur de Nemours et surtout à ce qu'il disait du chagrin de n'être pas au bal où était sa maîtresse, parce qu'il devait être à celui du maréchal de Saint-André, et que le roi l'envoyait au devant du duc de Ferrare. 
La reine dauphine riait avec le prince de Condé et n'approuvait pas l'opinion de monsieur de Nemours.
 "Il n'y a qu'une occasion madame, lui dit ce prince, où monsieur de Nemours consente que sa maîtresse aille au bal, c'est alors que c'est lui qui le donne ; et il dit que, l'année passée qu'il en donna un à Votre Majesté, il trouva que sa maîtresse lui faisait une faveur d'y venir, quoiqu'elle ne semblât que vous y suivre ; que c'est toujours faire une grâce à un amant que d'aller prendre sa part d'un plaisir qu'il donne ; que c'est aussi une chose agréable pour l'amant que sa maîtresse le voit maître d'un lieu où est toute la Cour, et qu'elle le voie se bien acquitter d'en faire les honneurs.
– Monsieur de Nemours avait raison, dit la reine dauphine en souriant, d'approuver que sa maîtresse allât au bal. Il y avait alors un si grand nombre de femmes à qui il donnait cette qualité que, si elles n'y fussent point venues, il y aurait eu peu de monde."
Extrait de La princesse de Clèves, Madame de La Fayette (éd. Le Livre de Poche)

2 commentaires:

  1. Tiens, ça me fait penser qu'il y a longtemps qu'on a plus fait de boum...
    (je ne signe pas car j'ai honte)

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  2. Quelle jolie plume...c'était le temps des précieuses qui n'étaient finalement pas si ridicules! Le désir, les sentiments enturbannés par une forme langagière qui porte au paroxisme l'élan qu'hommes et femmes peuvent se porter dans certaines circonstances. L'esprit baroque nous manque infiniment: légèreté, raffinement, subtilité autant de nuances absentes de nos magazines féminins.
    C'est aimable de la part d'un journaliste de nous rappeler dans ces billets que derrière chaque homme pourrait se cacher un Monsieur de Nemours: amant, ami et bel esprit et pourquoi pas...bon prince!

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