vendredi 4 mai 2012

silence

Lendemain de débat. La radio ce matin annonce le record historique de la vente aux enchères du "Cri", de Munch.

Ce midi je passe dans un grand magasin faire une course qui devrait durer dix minutes et qui, par la "grâce" d'une erreur de caisse à corriger par une responsable qui est occupée à une autre tâche, demande une demie heure supplémentaire. 
Ce genre de désagréments peut revêtir, selon la perspective adoptée, l'allure d'une montagne de contrariétés ou celle d'une souris d'indifférence : encore faut-il être en capacité d'opter consciemment pour l'un ou l'autre ressenti, comme avec un commutateur électrique qui permettrait de passer d'un mode "énervement" à un mode "placide" sans plus d'émotion. J'en suis parfois capable. Ce matin en tout cas je me vois choisir délibérément une position "zen". Peut-être des inquiétudes au sujet de la santé d'une amie – nouvelle toute récente – participent-elles à cette saine relativisation des aspérités du quotidien ? 
En vélo plus tard, coincé par une voiture de luxe aux vitres teintées qui a omis de mettre son clignotant, ma "zénitude" s'efface instantanément et me voilà esclave d'un moi-même vociférant. D'où vient-il ce crieur ?
Je repense à cet instant aux différents chauffeurs de taxi qui m'ont conduit sur les routes de Bali surencombrées de voitures et de scooters, souvent défoncées, parfois terriblement sinueuses : jamais aucun d'eux n'a montré le moindre signe d'impatience, le moindre mouvement d'humeur. Ce n'est que maintenant, sur ma bicyclette, que je fais le lien entre ce caractère balinais et Mr Singh, le chauffeur stoïque qui nous avait trimballé une dizaine de jours dans son Ambassador, en Inde, quelques années précédemment : il y a là vraisemblablement un tropisme indien, et peut-être hindou.
Retardé par mes emplettes à rebondissement, je modifie mes projets et pousse la porte d'un restaurant où je suis déjà allé plusieurs fois, vers 4 septembre. Je note des modifications : de toute évidence un changement de propriétaire. 
Rapidement, je suis installé à déjeuner non loin d'une table où un couple d'hommes discute à haute voix. Je comprends que l'un des deux est avocat d'affaires.
-"Sarkozy a été laminé", dit celui-là, "même des gens de droite le reconnaissent. Hollande a été bien meilleur." Puis plus tard "... des patrons qui me disent, y'en a marre du nabot, qu'il se casse !"
Sans aucun à propos, mais parce qu'elle a saisit un mot au vol comme moi, une des jeunes femmes qui servent lance :
-"Si j'entends encore quelqu'un dire que les patrons sont des salops..." 
Elle s'avère être bien sûr la patronne du lieu, et pour étoffer son portrait à décharge, elle énumère le nombre d'heures de travail qu'elle a effectué cette semaine.

Étrange photo choisie par le site lesoir (Belgique) pour
illustrer la vente. Le texte de Munch serait inscrit en
rouge dans le cartouche sombre du cadre (photo Sothebys)
"Je me promenais sur un sentier avec deux amis [...] et j'ai entendu un cri infini déchirer la nature." De retour devant mon écran je cherche des informations sur la vente du "Cri". Auparavant les dessins et les œuvres sur papier étaient moins côtés que les peintures sur toile – le pastel le plus cher avant ce record était un Degas (La danseuse au repos) loin derrière en terme d'argent (37 millions de dollars) – mais je ne lis aucun commentaire sur cette petite révolution. Beaucoup d'articles citent le poème de Munch qui décrit son expérience à l'origine du dessin et qui orne le cadre du tableau : je déplore de ne pas trouver de photo qui le montre clairement. Pourquoi dit-on que ces quelques lignes de prose sont un poème ? En norvégien le texte forme-t-il des rimes ?
Le prix masque le "Cri".


5 commentaires:

  1. Voici le texte original en norvégien :

    Jeg gik bortover veien med to venner – solen gik ned – Jeg følte som et pust av vemod – Himmelen ble plutselig blodig rød – Jeg stanset, lænede meg til gjerdet mat til døden – så ut over de flammende skyerne som blod og sværd over den blåsvarte fjord og by – Mine venner gik videre – jeg sto der skjælvende av angst – og følte et stort uendelig skrik gjennom naturen.


    Oui, on peut dire qu'il s'agit d'une poésie car la rime se fait sur les syllabes accentuées. En français l'accentuation se faisant sur la dernière syllabe, la rime est finale. En norvégien, l'accentuation est différente et on peut remarquer un rhythme et les rimes se font entre "venner" et "ned" (le n et le r étant inaudibles), entre "vemod" et "blod", entre "rød" et "døden", etc.

    Je ferai aussi remarquer que Munch ne déclare pas avoir entendu le cri, mais l'avoir ressenti à travers la nature.

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    1. Merci Krn, pour ces informations précieuses, notamment concernant la sonorité de la langue et les rimes créées.
      Dans les Ecrits de Munch publiés aux éditions du réel, existerait un texte un peu différent du poème porté sur le cadre, qui se terminerait ainsi : "J'ai ressenti comme un cri – j'ai vraiment entendu un cri. C'est alors que j'ai peint Le Cri". (tout ceci au conditionnel car je n'ai pas moi-même l'ouvrage sous les yeux au moment ou j'écris).
      Jérôme Poggi, qui a dirigé l'édition (sans être le traducteur lui-même) note : "[...] les textes de Munch sont particulièrement difficiles à cerner. Peu d'entre eux sont datés, et ne peuvent d'ailleurs pas l'être facilement tant l'artiste les a écrits et réécrits tout au long de sa vie, revenant sur les mêmes thèmes, réécrivant ses phrases, les rayant, les raturant, les recopiant parfois plusieurs décennies après les avoir une première fois rédigées. Le style de Munch est lui-même assez chaotique, l'artiste changeant souvent de sujet au milieu d'une phrase, [...] conjuguant les verbes assez librement, sautant du passé au présent et réciproquement. Son orthographe est elle-même assez approximative. S'il lui arrive d'oublier des lettres lorsqu'il calligraphie par exemple certains textes en lettres majuscules, c'est parfois son recours à des formes anciennes du norvégien mêlées de danois qui déconcerte le traducteur..."

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  2. Sur cette image, il est possible de voir le texte mais, malgré la grande taille, il est indéchiffrable.

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  3. "conjuguant les verbes assez librement, sautant du passé au présent et réciproquement. Son orthographe est elle-même assez approximative. S'il lui arrive d'oublier des lettres lorsqu'il calligraphie par exemple certains textes en lettres majuscules, c'est parfois son recours à des formes anciennes du norvégien mêlées de danois qui déconcerte le traducteur"

    Rien de tout cela n'est surprenant. Il n'y a pas de langue norvégienne officielle mais deux langues écrites issues du norrois et une infinité de langues parlées et rien n'est fixé.
    A la naissance de Munch, ça ne fait qu'un demi-siècle que la Norvège est indépendante et si le peuple parle norvégien, toute la littérature est encore écrite en danois.

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  4. Encore merci de partager avec nous votre connaissance de la langue et de la Norvège. Tout cela est très éclairant.

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