vendredi 27 avril 2012

rêveurs


À la source sacrée Tirta Empul, les Balinais viennent se baigner très régulièrement et remplir des bidons d'eau miraculeuse.
Après offrandes et prières, ils entrent, habillés ou semi dévêtus, en sarong, dans le bassin abreuvé par douze fontaines. 

Il ne s'agit pas d'un seul acte de purification comme il se dit parfois trop rapidement mais d'un acte de foi en la puissance de cette eau sacrée, censée protéger âme et corps. Selon la légende, la source, créé par Indra, l'aurait en effet sauvé d'une eau empoisonnée par le roi Mayadenawa lors de leur conflit.

Il faut mettre sa tête entièrement sous le jet craché par les bouches de pierre, ou plutôt sous les jets, en partant de la gauche, car toutes les fontaines n'ont pas les mêmes vertus (bien qu'issues de la même source). 
Sur la photo ci-contre où une famille habillée se tient dans l'eau, on remarque que la fontaine de droite est différente.  En réalité, dans le bassin, les trois dernières fontaines ont des usages encore plus spécifiques que les autres. Deux sont réservées à des rites funéraires, et celle de l'extrême droite a le pouvoir intrigant de faire cesser les mauvais rêves.
 
C'est Nyoman, l'adorable chauffeur de taxi qui nous a conduit cette journée là qui me l'a fait remarquer et me l'a expliqué.
Et lorsque je l'ai interrogé pour savoir si la fontaine contre les "bad dreams" était efficace, s'il l'avait lui-même essayée, il m'a regardé avec un air de consternation peinée, comme si je lui demandais si les roues carrées fonctionnaient mieux que les roues rondes... Car évidemment il l'avait utilisée pour de mauvais rêves qui, évidemment encore, avaient cessé promptement.

J'ai lu ensuite qu'il y aurait aussi une fontaine plus particulièrement destinée aux nouveaux nés.
Si je l'avais su avant, j'aurais tenté d'en faire une photo pour Mk qui, hier midi, m'offre un cliché de son adorable nourrisson à tête ronde. Dans la foulée de nos échanges, le soir elle m'envoie un lien sur une série de mini-métrages Arte : j'ai rêvé du Président. S'agit-il forcément d'un "bad dream" ? Que non ! En tout cas pour le spectateur, rien d'un cauchemar : tout est réussi, le concept (Étienne Chaillou et Mathias Théry), le générique, les dessins (Flopi Lazare), la bande son... À vérifier sur http://www.arte.tv/fr/6543514.html
Ça nous sort la tête de l'eau...

jeudi 26 avril 2012

du sel

S'il m'est arrivé d'accumuler des objets, des images ou des livres, je suis en revanche un bien mauvais collecteur de souvenirs touristiques. Parfois, une canette de boisson locale ou un sac de plastique au motif amusant m'intéressera plus que les productions artisanales locales. Je ne ramène en général rien du tout de mes voyages à l'étranger. 
De retour de vacances, à force d'avoir à racheter toujours l'épicerie dans les maisons de location où l'on trouve les placards exempts des produits de base les plus simples, j'ai quelquefois rapporté dans mes valises du sel qui me restait : je l'ai fait en revenant d'Ibiza, île qui possède, avec ses salines, sa production propre. Et j'ai goûté par la suite le plaisir imprévu de cette présence quotidienne –le petit flacon torsadé de sel ibizenco sur ma table parisienne, rappel des jours passés – et celui d'ingérer jour après jour, jusqu'à sa disparition complète, un souvenir destiné à ne plus être.

À gauche la dernière phase de production du sel, sur la plage de Kusamba
(Bali) : l'évaporation terminale se réalise dans des demi troncs de cocotiers
évidés. À droite, trois petits sachets de sel achetés sur place.
 Sur la plage de Kusamba, à l'Est de Bali (mais on le fait également au Nord, à Amed) on récolte le sel par évaporation. Il n'y a pas de grandes salines, comme à Ibiza, l'obtention d'une solution salée se fait sur de petits carrés de sable et la phase terminale du travail s'opère dans des troncs de cocotiers fendus en deux, où les précieux cristaux finissent de s'offrir au soleil. C'est un travail artisanal éreintant qui tend à disparaître et une curiosité qui attirent les touristes de mon acabit. D'ailleurs, sur la petite exploitation où nous nous sommes rendus, nous attendaient de pied ferme deux fillettes espiègles qui tentaient de nous vendre des colliers, trop occupées par leur joie pour s'appliquer vraiment à leur commerce.
-"10000 roupies, 10000 roupies, suppliaient-elles, for school tomorrow!", avant d'éclater de rire devant leur propre outrance.
L'endroit était enchanteur et pour touristique que fut notre halte, le couple de travailleurs qui trimait sur place ne faisait pas de figuration et n'avait pas le loisir de jouer les éco-guides. Seule la femme, dont je voyais à peine le visage dans l'ombre de son chapeau en forme de bernique, abandonna son labeur pour venir me proposer du sel. J'en achetai un peu sans trop négocier, acceptant d'emblée un prix excessif pour ces petits paquets.
Le soir, de retour à l'hôtel, glissant le sel dans l'unique valise cabine avec laquelle je voyageais, je me demandais la tête que feraient les douaniers devant ces petits sacs emplis de produit blanc. En entrant dans le pays mon bagage avait été fouillé de fond en comble, interrogatoire à l'appui, de simples monodoses de gouttes oculaires suscitant la suspicion. Au retour, on passait par Singapour et Bangkok, il fallait que le sel empaqueté, lui aussi, fasse de même.

mercredi 25 avril 2012

Bali-Barbès

-"Soixante dix baths." J'ai eu un petit rire quand la charmante patronne de la librairie de "second hand" m'a fait son offre pour Les sauvages, de Sabri Louatah. Moi qui avait pensé  offrir une destinée thailandaise à ce livre plutôt qu'un bookcrossing parisien...
Persuadé que j'allais me séparer de ce livre
je l'avais photographié dans la chambre mon l'hôtel
au bord du fleuve Chao Phraya.
C'est environ 1,70 euros. Mais il faut relativiser : dans cette boutique, Le mot d'esprit de Freud est affiché 115 baths prix public, moins cher qu'un Amélie Nothomb fripé qui atteint les 125 sur l'étagère au dessous. Qui sait si Les Sauvages, en rayon, n'auraient pas frôlé les 140 baths ?

Mais Sabri, si tu me lis, retiens que je n'ai pas voulu te céder à si vil prix. J'ai déposé ton livre – rapatrié depuis Bali puis Bangkok via Singapour – sur le guichet du métro Barbès hier soir vers 20 heures, avant de me rendre à une invitation à dîner. La foule des métro-pénitents était déjà clairsemée, et sur le trottoir et sur les marches qui amènent aux composteurs de tickets se tenaient uniquement des groupes d'hommes en alerte, épiés ou épiant, le piétinement des uns dissimulant les autres, et plusieurs par leurs mouvements de tête vers moi signifiaient que si je cherchais quelque chose à acheter ils en avaient certainement à me vendre. Le tout se déroulant avec force mimiques de voyous, ces petits durs se dressaient, sans s'en rendre compte, comme autant de travailleurs du sexe proposant deux passes pour le prix d'une, ceux à la barbe bleue semblant plus féminins que les autres, et ceux à la peau plus foncée laissant apparaître le plus leur fessier révélé par un jean à la taille abaissée.
J'aurais préféré une jolie jeune fille à qui j'aurais tendu le livre directement mais je l'ai pourtant laissé là, donc sur le guichet du métro, à la merci de ces autres sauvages qui vont peut-être dépecer le volume et détailler la couverture en petits rouleaux spiralés, filtres d'occasion de leurs air-bags quotidiens.

lundi 23 avril 2012

monsieur Vacances

-"Bonjour monsieur Mentos", m'a lancé le jeune homme à la caisse du supermarché devant mes paquets de bonbons, qui constituaient vraisemblablement un panier assez atypique.
 C'était quelques provisions pour tromper les heures d'avion qui m'attendaient : Paris Bangkok (Thailande), puis une journée plus tard Bangkok Denpasar (Bali).

J'avais vraiment besoin de déconnecter, mais je n'avais pas imaginé que la langueur aidant je ne posterais rien de rien durant cette période de vacances. Signe que le non-faire allait être le thème de ce voyage, je devais me rendre compte très vite que j'avais oublié de prendre dans mon bagage une petite figurine que j'emporte toujours avec moi pour la photographier dans chaque lieu où je me rends : une sorte de petit poussin qui m'a été offert il y a plusieurs années et prend la pose partout où je me suis trouvé depuis lors, en Europe et en Asie. La volaille est restée à Paris, me délivrant de la tâche de l'immortaliser à chaque étape balinaise.

Un exemple des photos souvenirs du drôle
de poussin. À Bangkok,
mais l'année dernière, lors de mon précédent
séjour : il trône sur les agrumes.
Après le séjour à Bali, écorné de deux jours pour des problèmes de vols supprimés, j'ai retrouvé la douceur de Bangkok pour une petite semaine. 
Dans les rues du quartier touristico-routard (Khao San Road) se succèdent les échoppes de tee-shirts dont on retrouvent les mêmes modèles d'année en année : parmi eux, des pastiches de la série Monsieur Madame, de Roger Hargreaves. J'ai toujours un petit faible pour ces personnages à l'efficacité graphique immédiate, et aussi depuis que la petite fille d'une amie m'ait baptisé au premier coup d'œil "monsieur Farfelu". 
Cette fois je remarque, sur les cintres des stands de la rue, des tee-shirts "monsieur Jihad" – grosse silhouette de patate souriante à la ceinture d'explosifs – qui me paraissent d'assez mauvais goût. Je les vois pour la première fois mais à n'en pas douter ils sont imprimés comme les autres depuis des lustres, pendus là et j'ai dû faire déjà mille allers et retours devant eux.
Je me demande ce qui m'y a rendu sensible alors : le fait d'être passé à Jimbaran et Kuta (qui ont vécus des attentats en 2002 et 2005) ou bien le triste spectacle des gesticulations guerrières de M. M. avant de partir. C'est le mystère agréable de la répétition : la répétition ne répète précisément jamais la même chose. Comprendre la répétition, c'est comprendre ce qui ne se répète pas.

lundi 2 avril 2012

ma mère

Quand j'appelle ma mère au téléphone, c'est maintenant comme si je la sortais d'une sieste. 
Ou mieux, j'ai l'impression d'ouvrir une parenthèse, que sa conscience – sa présence au monde, plutôt – naviguant au fond du lac de ses souvenirs revient à la surface du présent à cette occasion, telles ces bulles qui remontent de la vase des étangs pour éclore à l'air libre.
Elle s'anime de suite, sa voix se modifiant rapidement pour acquérir une forme de vivacité forcée, surjouée, elle-même comme étonnée du chemin qu'elle doit parcourir depuis ses rêveries quotidiennes et silencieuses jusqu'à l'impératif à être là que réclame la conversation téléphonique. 
Je pourrais sans doute assurer qu'en cet instant, elle se réjouit de cette petite surprise qui consiste à se souvenir de moi et à retrouver le goût de me parler.



Ce n'est pas – on pourrait le croire en lisant ces premières lignes – que ma mère soit atteinte d'Alzheimer ou d'une maladie quelconque. C'est seulement qu'elle vieillit : elle est la même, mais différente. Les mêmes ingrédients, mais dans une proportion différente. Tentez donc l'expérience avec une recette de tarte aux pommes (les mêmes substances, mais des quantités aléatoires), vous obtiendrez aussi bien de la compote que des cailloux de farine et de sucre. C'est ainsi : ma maman aujourd'hui peut être fruit là où elle était pierre, et inversement, mais c'est toujours elle. 
Ce n'est plus la mère de la petite enfance, toujours attentive à l'enfant même quand elle s'absente, toujours soucieuse de lui, même à distance : c'est une adorable petite vieille pour qui vous n'existez que lorsqu'elle vous entend, vous voit, et qui vous range aussitôt après dans un coin de son cœur où elle vous reprendra la prochaine fois qu'elle vous entendra, qu'elle vous verra – un biscuit qu'on remettrait dans sa boîte de métal.



J'ai déjeuné avec elle dimanche : son corps a encore changé, elle se courbe davantage et une de ses omoplates devient saillante. J'aimerais qu'elle trouve un cours de gym pour personnes âgées, elle me dit que oui, pourquoi pas, elle pourrait aller à la Mairie se renseigner, et moi je sais qu'elle n'ira jamais et que la prochaine fois on redira ces choses, presque des phrases identiques, en faisant semblant de les prononcer pour la première fois et d'y croire. De loin en loin, on se dira ces choses, et puis d'autres, qui n'auront de sens qu'à se dire, avec tendresse, et qui brilleront le temps d'une entrevue, jusqu'à la prochaine, comme les ampoules colorées des guirlandes lumineuses qui n'éclairent rien mais se trimballent sur le même fil, un peu perdues dans l'obscurité.