vendredi 29 juin 2012

histoires d'Egypte

Il y a dans le résultat de l'élection présidentielle égyptienne quelque chose d'un oxymore, une extraordinaire banalité, qui mêle dans mon esprit l'excitation et l'appréhension. 

L'extraordinaire, c'est évidemment, après les législatives, cette élection qui s'est tenue sans résultat connu d'avance, ce "vrai" suffrage, cet incroyable événement arraché au cours de l'Histoire par les manifestants des rues égyptiennes. 46,42% de participation au premier tour, et 51,85 % au second tour. Oui, il y a de quoi faire la fête place Tahrir ; oui, il y a de quoi, pour un ancien despote, tomber dans le coma.

Le banal, c'est la lourdeur et la lenteur de la démocratie. La paresse du destin, à la traîne de nos rêves idéaux, sa timidité. Ainsi la vie des Nations avance-t-elle cahin-caha, à l'image de l'existence de tout un chacun. On aimerait des bottes de sept lieues et on se rend à l'évidence : il faut marcher pas à pas, une jambe après l'autre. Et comme elles sont lourdes ces jambes – du plomb! – quand ce sont des millions de personnes qui se décident à avancer ensemble, comme une cohorte de marcheurs le long de la route. On s'arrête pour attendre les plus lents, on hèle ceux qui, cheveux au vent, ont pris la tête et risquent de se détacher du groupe et de le semer, ou de se perdre.
Photo de Nermine Hamman, une artiste cairote dont le site
recèle plusieurs portfolios photographiques. Voir le lien dans la liste à droite.
C'est l'heure des comptes. Les résultats chiffrés sont décryptés. Les 5,7 millions de voix du premier tour en faveur du Parti de la liberté et de la justice se sont grossis de 7,5 millions environ pour donner la victoire à Morsi. C'est une mobilisation claire contre l'ancien régime, ce n'est pas la révolution qui "part en Coran", comme l'indique Libération sur sa "une" de lundi pour le plaisir grossier d'un mauvais jeu de mots. Ce ne sont pas 13,2 millions de voix islamiques.
Vient une forme d'épreuve du réel qui ne s'accorde pas du manichéisme des observateurs professionnels et qui va s'incarner dans la pratique du pouvoir auquel devra se plier Morsi. Président élu démocratiquement : c'est un nouveau métier en Egypte, il faudra inventer. 
Et avancer dans un monde non-idéalisé, entre les espoirs de changement de millions d'égyptiens et la politique de main-mise du SCAF. 
N'y a-t-il pas dans l'âme égyptienne une forme de désillusion non résignée qui lui donne une force à toute épreuve ? C'est sans doute une vision naïve et poétique, nourrie de la lecture de Cossery, et partiellement obsolète.

"- ...S'il en est ainsi, pourquoi un voleur de ma compétence ne serait-il pas candidat à un ministère ? Par exemple celui des Finances me conviendrait le mieux.
- Tu as raison approuva Nimr, mais tu n'es pas doué pour le mensonge. Peux-tu mentir tous les jours et mêmes les jours fériés comme un ministre ?
- C'est une habitude à prendre, je pense pouvoir y arriver sous ta direction..."

Plus loin
"...Ça peut te sembler incroyable, mais il y a beaucoup d'hommes cultivés qui croupissent en prison pour délit d'opinion. Ce sont des révolutionnaires qui veulent changer la société.
- Je me méfie de la plupart de ces révolutionnaires. Ils finissent toujours en politiciens assagis défendant cette même société qu'ils vilipendaient dans le passé.
- Ce n'est pas le cas de cet homme. Au contraire, il travaille à l'extinction de tous les politiciens. C'est un écrivain et un journaliste réputé. Il ne fait dans ses écrits que traiter par la dérision tous les pouvoirs et les personnages grotesques qui assument ces pouvoirs. Dans un article il a assuré que le président d'une grande puissance étrangère était un débile et un illettré. Ce qui a valu à notre gouvernement un incident diplomatique des plus graves. Pour cette dernière incartade, il a été condamné à trois mois de prison et à une forte amende. Je te le répète, c'est un homme extraordinaire, unique en son genre. Même sous la torture il plaisantait avec ses bourreaux.
- Mais pourquoi l'a-t-on torturé ?
- Les policiers voulaitent savoir qui l'avait informé sur la débilité du président en question. Ils étaient persuadés qu'il ne l'avait pas su tout seul.
- Par Allah tout puissant, s'esclaffa Ossama, ils ne manquent pas d'humour ces policiers."

L'importance de la dérision a sans doute aujourd'hui moins de poids dans la réalité que dans l'univers cosserien. Cette posture humoristique, qui fait de chaque homme du peuple un seigneur doublé d'un lascar magnifique, est aussi une position de distanciation qui s'accorde mal avec l'engagement que demandent les mobilisations politiques... et qui laisse peu de place aux femmes.
L'incarnation des révoltes quotidiennes est à l'image du combat de Samira Ibrahim ou de celles mises en scène dans le film les Femmes du bus 678, de Mohamed Diab, toujours en salle.


Les extraits de Albert Cossery sont tirés des Couleurs de l'infamie, édition Joelle Losfeld.
On lira aussi une jolie nouvelle égyptienne dans  la revue l'Impossible n° 4, signée Sélim Nassib.

mardi 26 juin 2012

eurologue

Pris de la curiosité hier de réentendre cet échange entre commentateurs sportifs que je n'avais écouté que d'une oreille – mais oreille qui s'était dressée devant la violence des propos tenus à l'encontre de sportifs de haut niveau –, je me connecte sur le site de France Inter et recherche le 7/9 du vendredi 22 juin (le lien est là).
J'avais envie de savoir qui étaient ces interlocuteurs, et de vérifier les termes exacts de ce qui s'était dit. La discussion est encore en ligne, en vidéo, animée par Patrick Cohen. D'un côté Jérôme Jessel, journaliste et auteur d'au moins deux bouquins sur le foot, de l'autre Franck Annese, directeur de la rédaction du magazine So Foot. 
J'avais crains d'avoir exagéré en retranscrivant : "Ribéry, il est pas fini" (billet face à face). En fait j'étais en deça de la réalité.
Franck Annese,
chouette papa et psychologue sportif.
Là où la vidéo est intéressante par rapport à une simple écoute en podcast, c'est qu'on voit l'esprit de sérieux s'incarner comme une caricature de lui-même, postures, mimiques, coiffure et habits étant censé conférer bien-fondé et crédibilité (la loi) à des bavardages de café du commerce. Il est d'ailleurs question plusieurs fois de légitimité ("moi j'ai mon diplôme d'entraîneur") et de rôle du père. Inouï.

Les propos péjoratifs ou injurieux sont tenus par Franck Annese, sur le ton le plus naturel du monde. Ça commence en mode mineur : les footballeurs de l'équipe de France seraient "des sales gosses".  
- "Ils ont des réactions de sales gosses pré-pubères [...], c'est ni plus ni moins que des mecs qui ont 22 ou 23 ans mais en fait, 15 ans, quoi. " 
Apparemment dans le monde d'Annese, la puberté arrive après quinze ans.
- "C'est comme si on avait à éduquer des mecs de 15 ans." "Je sais pas si vous êtes parents, moi je suis parent. [... ] Ma fille a pas 15 ans mais je vois très bien ce que peut être le rôle d'un père avec des gosses de 15 ans."
Après le manque de maturité pris en charge par monsieur Papa, consultation du docteur Bon-point-mauvais-point :
-"On a des mecs qui effectivement sont un peu comme des gamins, dont deux ou trois sont un peu détestables. [...] En gros, Nasri, Ribéry et, bon, peut-être un troisième qui traîne." Joli diagnostic.
"Benzema, il est nettement plus intelligent, enfin, nettement plus éduqué, euh, sociable." Expert en QI maintenant. Viens ensuite l'insulte sur le mode C'est-pas-moi-qui-le-dit-c'est-l'autre.
- "Va au Milan AC, demande ce qu'ils pensent de Gourcuff, ils vont te dire : Gourcuff, c'est un cancer, c'est un mec qui pense qu'à sa gueule." Joli aussi. Et c'est le genre d'information qu'il est urgent de partager. On note aussi l'absence répétée des négations, faute de français chère à Nicolas Sarkozy.
Enfin l'apothéose :  
-"On a deux joueurs de classe internationale dont un qui est un peu débile... Ribéry, qu'est pas vraiment tout a fait fini."


C'était Franck Annese sur le service public, avant le quart de finale de l'Euro 2012. Stimulant, motivant pour une équipe, non ? (On en regrette Thierry Roland, tiens!).

lundi 25 juin 2012

face à face

Jeudi soir. J'entre dans un petit restau turc de mon ancien quartier, périmètre que l'on appelait auparavant le petit Istanbul mais qui s'est lui-même métissé au point de rendre cette expression exagérée. Une petite pièce vitrine donne sur la rue et fait office de snack quand l'espace restaurant, aveugle, rythmé de tables et de chaises recouvertes de patchwork de velours, se prolonge dans le corps de l'immeuble, la seule luminosité étant celle d'un grand écran de télévision tout au fond qui diffuse des images vert pelouse. Après avoir commandé, j'interroge le serveur : 
- "C'est France Espagne ?"
- "Non. C'est Allemagne..."
L'autre pays lui manque. En revanche l'enjeu du match me revient en tête, c'est le fameux derby de la dette.
-"Allemagne-Grèce", je termine. Mais l'écran étant trop loin pour que je puisse lire le score je questionne à nouveau : "Qui gagne ?"
_"0-0"
De l'autre côté de la rue il y a un autre lieu turc, un simple café celui-ci, où je ne suis jamais entré de ma vie. De ma place, en me retournant, je vois aussi en fond de leur salle l'écran plasma qui diffuse la rencontre sportive.
En une seconde je les suppose, comme moi, pour la Grèce — le Sud contre le Nord, les Bruns contre les Blonds —, et la seconde suivante je me souviens que non, bien sûr que non, ce sont des frères ennemis, comment ai-je pu oublier ?
L'Allemagne marque un but là-bas, dans l'obscurité de la salle, loin de mon assiette döner. Dix bonnes secondes après retentit une clameur de joie et d'excitation dans le café d'en face. Je me retourne : c'est le même but bien sûr, que les mystères de la retransmission font advenir plus tard de l'autre côté de la rue , comme si une fracture temporelle avait lieu le long du trottoir, suivant la chaussée. Côté pair de la rue, l'univers a douze secondes d'avance.

Samedi.
"... Non mais lui, faut le voir, c'est un buvard le mec. Il a été manufacturé dans de la bière..." J'attrape cette bribe de conversation dans la rue, en suivant involontairement deux hommes verts, pas martiens mais préposés au nettoyage de la voirie. Ça me fait sourire car s'est dit avec humour, avec gouaille, mais cela me rappelle un commentaire entendu la veille, sur France Inter, au cours du 7/9. Un des deux commentateurs sportifs invités déclare tout de go : " Ribéry, il est pas fini". Personne ne proteste. Je me demande comment il est possible de tenir de tels propos sur des sportifs en compétition? Et comment alors peut-on reprocher les paroles de tels ou tels sportifs à l'égard de la presse ?Devant la boutique de jouets que dépassent mes deux hommes verts, le vendeur sort un drapeau espagnol sur l'étal extérieur.
-"C'est le dernier qui me reste, j'ai tout vendu." Au moins un français pour qui la semaine s'achève bien.
 Dimanche. Flûte je me suis levé plus tard que prévu. C'est journée couscous loin de Paris aujourd'hui, et je ne sais plus si j'ai rendez-vous à République ou place du Colonel Fabien avec la voiture qui doit m'y emmener. J'ai acheté des marguerites funky pour la mère de mon amie M., j'en ai pris aussi un pot pour moi, on les croirait imaginées par Pierre et Gilles (je soupçonne qu'elles ne plairont pas à Z., maintenant que je fantasme toutes les mères amoureuses de factices roses de cimetière...) 
Pour l'autre match, c'est en principe aujourd'hui à 15 heures que le résultat sera proclamé : Mohamed Morsi ou Ahmad Chafiq. Le goupillon ou le sabre. Certains disent que Morsi a négocié avec l'armée pour éviter les troubles, que de toutes façons les militaires tiennent les rênes du pouvoir après l'invalidation des sièges de l'Assemblée.

Le soir quand je rentre la pluie incessante a ruiné mon pot de fleurs sur le balcon. Pour l'Egypte, on sait. Morsi. La barbe.
Morsi ou Chafiq ? Sacrément
envie de faire l'autruche.

mercredi 20 juin 2012

les momies

C'est inhabituel mais hier soir je me retrouve chez des amis devant la télévision. Après le match désastreux de l'équipe de France, nous voici à zapper (habitude de l'Internet, j'avais écrit surfer ...) pour trouver un journal du soir. Hélas, sur toutes les chaînes on ne parle que du non-match dont nous avons regardé distraitement quelques passages (le concept d'information continue s'est mué en une logorrhée incessante, la télévision se commentant elle-même). 
Voici que notre attention reste accrochée, au gré du zapping, à une énième émission sur le secret des pyramides (!...), ce genre de créations télévisuelles qui se font passer pour du documentaire, ce qu'elles ne sont pas (Jean-Xavier de Lestrade, sauve-nous!).
L'éclat de rire est général quand, alors que la momie de Toutankhamon progresse dans le cylindre d'un scanner, celui-ci tombe en panne (rien que de très ordinaire en Égypte) et que le commentateur se demande s'il s'agit d'une nouvelle manifestation de la malédiction des pharaons. Dans ce pays où, — une amie qui déménage me l'écrit encore tout juste ce matin —, lorsque l'on débranche une prise on arrache souvent un morceau du mur avec..., il faudrait alors imaginer que cette malédiction affecte les moindres gestes du quotidien. Et malheureusement aussi la vie politique.
Reste que, sans vergogne, l'équipe de télévision maintien le "suspense" et ne nous épargne aucun détail : un homme barbu vient de s'apercevoir que c'est un climatisateur en panne qui a amené la surchauffe de l'appareil qui a déclenché la panne (vous imaginez aussi l'intérêt visuel des images qui illustrent cette enquête palpitante...)


C'est à cet instant qu'un nouveau zap vers les "chaînes de l'info" nous apprend la mort clinique d'Hosni Moubarak. Images de la place Tahrir où la foule est rassemblée pour tout autre chose — les résultats de l'élection présidentielle (la peste ou le choléra) —, vidéos indigentes qui passent en boucle, et déjà des montages biographiques, commentés par des "spécialistes" des "affaires arabes", ou des "affaires internationales" ou de "l'Orient" etc. La malédiction de la télévision.

vendredi 15 juin 2012

France-Algérie

Signe que le temps passe vite, très vite, et que l'écriture de ce blog en pâtit, comme toujours en retard, à la traîne : je souhaitais m'amuser à fêter les 20 000 pages visitées... et puis le compteur a déjà tourné (20 545 à ce jour). Une autre fois alors, les 30 000 ?

J'ai reçu cette semaine un mail concernant une soirée mardi 19 à Nanterre, autour de la BD Demain,  Demain, Nanterre, bidonville de la folie, signée Laurent Maffre. 
Ce roman graphique, comme on dit aujourd'hui, est construit à partir des archives de Monique Hervo, photos mais surtout bandes sonores réalisées par cette femme d'exception au cœur du bidonville même à partir de 1959.

J'ai quant à moi découvert l'existence de ce lieu par une émission radio, la fabrique de l'histoire, en 2009 : je n'en croyais pas mes oreilles et mes yeux, ayant cherché ensuite des images de ces baraques de planches ou de carton goudronné dans lesquelles des milliers d'immigrés étaient parqués, non loin de la Défense et de son CNIT dont on aperçoit la silhouette parfois sur certains documents, modernité des années 50 contrastant avec la noirceur boueuse du bidonville. 

Photos de Monique Hervo.
Outre des conditions d'hygiène évidemment atroces, Monique Hervo témoigne du climat de terreur et de répression dans lequel vivaient ces hommes soumis à l'arbitraire, à l'intimidation, à l'humiliation. Impressionnant. Je crois que malheureusement cette émission n'est plus accessible en podcast.
Une émission plus récente existe, réalisée par l'équipe de là-bas si j'y suis, disponible en revanche ici.
Autour de l'édition de la BD de Maffre, a été construit une petite frise interactive où l'on peut entendre certains des documents audios de Monique Hervo. C'est là : http://bidonville-nanterre.arte.tv/
La soirée au théâtre Nanterre Amandiers propose aussi la projection du film Vivre au Paradis, de Boulem Guerdjou. Entrée libre sur réservation :  01 46 14 70 10.
Voilà, ça au moins c'est dit en temps et en heure....

jeudi 14 juin 2012

martien

Dans un billet précédent (13 février, sdf mdf), j'évoquais un homme sans abri que je voyais régulièrement sous un porche, dans une installation de fortune qui dessinait une forme de lit-fauteuil dans lequel il se tenait toujours lisant, le dos bien maintenu. N'y avais-je plus prêté attention où avait-il disparu ? En tout cas je note récemment que cet homme est là, lecteur encore, moins emmitouflé puisque le temps le permet, son torse nu sortant d'un duvet qui épouse la forme de son couchage-chaise longue.
Assez déçu (plutôt carrément dépité) par mes expériences de book crossing (4 livres dans la nature et pas un seul retour, pas le moindre petit signe), je m'imaginais plutôt lui confier à lui le soin de donner une deuxième vie à certains de mes bouquins. Mais qu'aimerait-il lire ?
Passant à côté de lui à vélo en quittant la salle de sport, je jette un coup d'oeil indiscret et furtif sur ses lectures. Uniquement des magazines. Et voici quatre fois que je regarde attentivement ce qu'il bouquine : les quatre fois, il était plongé dans les programmes télé !!!  Les grilles de programme !!!
Bradbury, 1920- 2012.
Je ne sais combien de points d'exclamation il faudrait mettre pour décrire ma surprise, ma déconvenue puis mon amusement. C'était comme une image un peu folle sortie de l'univers de Terry Gilliam.
Suite à la mort de Ray Bradbury, je l'ai associé ensuite avec Fahrenheit 451, que je n'ai pourtant jamais lu : la lecture des grilles télé y est-elle permise, la seule admise ?

Je me serais volontiers replongé dans les Chroniques martiennes, du même Bradbury, pour en publier un extrait ici, si j'avais pu remettre la main dessus. Foutue bibliothèque ! C'est un des livres les plus poétiques qui soient : j'en ai offert un exemplaire à mon filleul dernièrement.

lundi 11 juin 2012

atout cœur


Un roi de coeur vu sur le macadam en me rendant à la gare vendredi soir. Il n'y a pas que dans les films d'Éric Rohmer que l'on trouve des cartes à jouer sur son chemin.

Dimanche matin je suis allé voter. Quelques semaines plus tôt, j'attendais avec joie dans la file qui s'allongeait le long de la cour de l'école, devant une frise peinte qui décore tout le mur et que j'aime chaque fois détailler. Une demie heure a papoter devant cette peinture sympathique. C'était alors pour le deuxième tour de la présidentielle, je pensais à la fois à l'Égypte et surtout à la Syrie, Damas ayant été pour moi pendant des années synonyme de raffinement et de douceur de vivre, tout cela nourri par des récits enchanteurs d'amis lointains. Et tout cela passé à la moulinette de l'actualité. Alors l'abstention qui me donnait l'aisance de voter ce week end sans faire la queue me parut assez amère. Jusque 43 % lit-on ça et là.

Je viens de terminer, avec peine, la lecture d'un mauvais livre dont je n'ai pas envie de dire du mal, pour ne pas froisser son auteur. Je n'ai pas envie d'en dire du mal, car sa maladresse énervante me touche, car l'auteur est typiquement le type de la mauvaise cliente pour la psychanalyse. Ou plus exactement, il faut retourner la situation : l'auteur est typiquement le genre de cliente pour qui la psychanalyse n'est pas adaptée, et qui a produit chez elle plus de mal que de bien.
J'aimerais lui dire, "Viens, Michela, tu t'es trompée, ce n'est pas en jacassant pendant des heures pour trouver le pourquoi tu as été anorexique que cela va changer ta vie". "Viens, Michela, arrête de me parler de ton vilain père qui serait la cause de tout (et de toi), arrête de l'utiliser comme colonne vertébrale de ta vie et de ta non vie, parlons d'autre chose, c'est quand tu parleras d'autre chose que la lumière se fera." 
J'aimerais lui dire, "Viens Michela, offres-toi un Joker..."

Un mauvais usage de l'analyse, avec des psys poussiéreux qui assènent "vous êtes ceci ou cela", ne fait qu'enkyster des représentations hasardeuses. Posées comme des vérités gagnées de haute lutte, elles deviennent indéboulonnables. On a même droit dans ce cas précis au faux vrai souvenir d'abus sexuel apparu en pleine séance de fumette (p. 148). C'est triste. Et vraiment pesant.

- "Mais pourquoi tu le lis si c'est à ce point pénible", me demande A. qui me voit soupirer plus d'une fois au cours de ma lecture.
- "Parce que ce pourquoi ce n'est pas bien est justement ce qui est intéressant." Et accessoirement car il est question, au détour de ces impossibilités à être, des impossibilités à aimer.

mardi 5 juin 2012

amor chileno

J'arrive devant le tout petit cinéma (le Brady), il pleuviote et pour la première fois il y a devant quelques uns de ces piquets amovibles reliés d'une grosse corde qui sont censés canaliser les files d'attente. Le matériel a l'air flambant neuf, la corde rouge cérémonie et je me demande quel film mérite de tels égards. Levant la tête je découvre son nom : Lal Tip. Il n'y a pourtant aucune file de spectateurs devant, mais je remarque des groupes d'ados, majoritairement indiens plus loin sur le trottoir.
Le guichetier qui me vend le billet pour le film que je vais voir m'annonce : "c'est dans 20 minutes, vous avez le temps, vous pouvez traîner."
"Oui, c'est ça, je vais traîner", dis-je avec un sourire. Mais j'ai à peine le temps de chausser mes lunettes pour consulter les propectus dans le hall d'entrée qu'il m'a rejoint et me glisse.
"En fait je préfère que vous sortiez car j'ai trop de monde, là."
Relevant la tête je constate qu'une petite foule s'est avancée et a rempli le micro hall en général désert. En effet, affluence au cinéma le Brady, ce n'est pas si souvent. Une foule homogène, semblable aux ados entr'aperçus juste avant.
"Pour Lal Tip, crie le guichetier vers la rue. Pour le film indien c'est maintenant!"
Il n'entend pas une jeune fille estomaquée lui répondre : "Ce n'est pas indien, c'est Bangladesh."
Je ne traîne pas longtemps dans le quartier mais le temps de constater qu'un nouveau commerce de bouche, encore, a ouvert ses portes rue du Faubourg-Saint-Denis : ça ne cesse pas, les restaurants succèdent aux cafés qui succèdent aux snacks... Ici c'est hot-dogs et cafés frappés. Mais on ne fait donc que manger dans ce dixième arrondissement ?
Sebastian Silva et Pedro Peirano. Ils ont l'air sympa, non ?
Photo Larry Busacca/Getty Images North America

Retourné dans le cinéma je m'attendais à être le seul à regarder los Viejos Gatos. Nous étions une poignée d'heureux. Mise en scène impeccable, scenario bien écrit, acteurs au cordeau. L'atmosphère confiné d'un appartement de vieux, croulant sous les livres, les tableaux et les habitudes, avec des ouvertures savamment orchestrées sur la ville (Santiago, Chili) et l'espace angoissant de l'escalier de l'immeuble. Un couple qui s'enlise dans la vieillesse, une fille (accompagnée de son amie) qui vient chercher de l'amour/argent/attention avec brutalité. Et les absences de la mère, proposées comme des possibilités d'ouvertures s'inversant en capacité de présence.
On retrouve des actrices vues dans le précédent film de Sebastian Silva et Pedro Peirano, La Nana, qui déroulait déjà, avec beaucoup de talent, une histoire d'amour et de haine en milieu familial. 
Merci aux amies C, puis ML, d'avoir attiré mon attention sur ce film.

lundi 4 juin 2012

jaune et vert

Samedi après midi je suis allé lire à la "plage", le petit square du quartier dévolu à la bronzette parisienne dès que les beaux jours sont là. La pelouse est vallonnée, en cercles concentriques, je ne sais si c'est par souci esthétique ou pour éviter qu'elle soit transformée en terrain de football.
Chaque fois que je m'y installe, je repense aux pelouses de mon enfance fichées d'un panneau de bois vert foncé sur lequel était peint en lettres blanches : "pelouse interdite". Et je mesure les mutations de la société, en l'occurrence celles de l'espace public, depuis les années Pompidou en noir et blanc.

Du jaune et du vert. Fleurs artificielles chez ma mère, séduisante
serveuse chez Habemus, lecture au Square Villemin.

J'étais en compagnie du livre Pilar que j'avais pris en photo la veille au restaurant, tant le rapport de sa couverture jaune sur le fond du mur peint de branchages bleu canard et ocre rouge m'avait séduit, et dans cette séduction il y avait de la joie, celle de la lecture et celle de constater que ce restau, s'il avait changé récemment de propriétaire, avait cependant conservé sa belle serveuse, elle aussi maîtresse en art de marier les couleurs. Cet hiver je l'avais vu accorder des collants bleu cyan (foulard assorti dans les cheveux) avec de grosses chaussettes kaki. Cette fois elle affichait un tee-shirt plus que vert et une rose jaune piquée dans sa chevelure (la photo est volontairement à contre-jour pour préserver l'anonymat de la jeune femme), toutes audaces qu'elle trimballe avec un naturel charmant.

Association d'idées, et ensuite d'images : rendant visite à ma mère il y a une dizaine de jours, je trouve sur la table de son salon un bouquet d'une laideur infinie, roses jaunes courtaudes ayant l'air d'être fichées dans un sapin de noël. Je me demande qui a bien pu lui faire présent d'une chose aussi vilaine. Elle prend mon regard effaré pour de l'admiration.
- N'est-ce pas qu'elles sont belles mes roses, jubile-t-elle. Eh bien elles sont fausses, tout le monde se laisse prendre, ajoute-t-elle avec fierté.
Le pire est d'apprendre ensuite qu'elle a acquis pour elle cette monstruosité dans une boutique mortuaire, au cimetière, où elle achetait des fleurs fraîches pour la tombe de sa propre mère.
Heureusement que le rire, la beauté et les couleurs nous sauvent...

Habemus, 13 rue de Montsigny, 75002 Paris.

samedi 2 juin 2012

les pas

Il y a un temps où l'on a commencé à dire que la société était bombardée d'images : naissance de la télévision, affichage publicitaire dans les rues (la réclame, puis la pub), multiplication des écrans et des magazines...
Moi je suis sensible aujourd'hui aux fragments de vie qui nous parviennent des conversations téléphoniques tenues en mode mains libres dans les endroits publiques. Parfois énervants, parfois cocasses, quelquefois troublants etc.


Avant-hier je croise dans la rue un jeune homme radieux sur un passage piéton qui révèle d'une voix enjouée :" j'ai fait une tellement belle rencontre aujourd'hui..." Pendant quelques secondes j'hésite à le suivre pour en connaître la substance, le détail. Je continue mon chemin avec ces mots-là en tête, une tellement belle rencontre, qui me donne du soleil et de la légèreté. De mon côté j'ai au fond de mon être un soupçon d'inquiétude lié à des résultats d'analyses sanguines réalisées avant de partir en vacances et reçues ces jours-ci, et où j'ai le sentiment, sans trop rien y comprendre, que certains marqueurs sont de sombre pronostic. Sans être le moins du monde hypocondriaque ou pessimiste, je suis toujours dans la perspective d'organiser au mieux mon départ de ce monde, et mon activité de déstockage pré et post déménagement, qui se poursuit via les sites de vente sur Internet, n'est pas sans rapport avec ce souci. (J'aurai sans doute plein de choses à restituer sur mes expériences de vente sur le Net, c'est assez instructif).
Hier matin je prends le métro, direction le Doc qui va m'interprêter vraiment ces analyses. J'ai en tête que je devrais peut-être me séparer d'une paire de chaussures que je garde religieusement dans une boîte depuis les années 80, qui sont tout à fait importables, adjectif impossible à concilier avec ces sus-dites années 80 où j'ai évidemment arboré ces chaussures avec fierté et d'autres choses "pires". Il faut dire que je les considère comme de véritables sculptures, ce sont de petits bijoux signés Tokio Kumagaï.
Mes chaussures Tokio Kumagaï.

J'avais donc cette image en tête quand je croise un couple de jeunes hommes, dont l'un portait une paires de chaussures Wings (Jeremy Scott pour Adidas, modèle american flag), et l'autre une paires de chaussures imprimées léopard que je n'ai pas identifiées (des Louboutin, ou encore des Adidas d'Obyo Kazuki ou encore un modèle femme de Scott ?). 
Chaussures Jeremy Scott pour Adidas.

Pas l'opportunité de les photographier, mais la superposition d'images (mon image mentale et celle produite par la réalité sur mes rétines) m'a intrigué. Comment, donc, ne pas constater que l'extérieur construit notre intérieur, les deux mondes n'étant pas clos mais constamment reliés de sens (5 sens et signification, je surligne), et que le passé et le présent sont sans cesse contemporains ?
Quelques instants plus tard je comprenais grâce au Doc ad hoc que les analyses n'avaient rien d'inquiétant.
Le soir je croise dans un pot une journaliste spécialisée beauté que j'aime beaucoup et avec qui s'engage une conversation tout à fait hors du propos qui nous réunissait. De l'impossibilité du bonheur. Fichtre. La pâle M. se décrit habitée par une noire M. qui lui refuse toute félicité. "Mais le soir elle réapparaît dans les miroirs de l'ascenseur" plaisante la charmante M. quand je lui demande quelles stratégies elle applique pour chasser l'obscure M. L'image du miroir m'évoque le dernier bouquin de Pennac, qu'elle a lu aussi. Verdict : "Hummm... Je trouve qu'il ne joue pas le jeu. Il y a trop de coquetterie. A soixante ans il se tape une jeunette, ça m'énerve tout ça." Je trouve que c'est bien résumé.
Le soir encore plus tard je me replonge dans Pilar, d'Isabelle Jan, un livre maigrichon que l'on m'a offert il y a peu. Je regrette que cette auteur vienne de disparaître, et de l'avoir croisée dans le passé sans connaître ses écrits, car j'ai le sentiment, à la lire, de faire une belle rencontre.