jeudi 12 septembre 2019

immensité 3

« [...] Mais quand je faisais le voyage de Suisse ou d'Allemagne pour revoir mon pays natal que j'avais quitté, quand je changeais de train à la frontière russe pour monter dans nos wagons plus larges et plus lourds, quand le contrôleur installait ma couchette en m'appelant "ma petite mère" ou "ma petite colombe", quand l'odeur des épaisses peaux de mouton ou le parfum des cigarettes russes m'entouraient, les trois coups de clochette, signal de départ suranné, réveillaient en moi un inoubliable bonheur d'être revenue au pays natal. Cela n'était lié ni à mon retour dans ma famille, ni à une sorte de nostalgie du pays où l'on est né et où se situent les impressions de la prime enfance, nostalgie que je n'ai jamais éprouvée. Aujourd'hui encore, je serais incapable de dire exactement ce qu'est ce sentiment : je sais seulement que la substance en resta inchangée tout au long des années où, jeune intellectuelle, je menais une vie merveilleuse qui n'avait plus rien à voir avec la Russie. - Ce sentiment fut peu à peu transposé dans des activités et des études où j'étais encore plongée en 1897 quand Rainer Maria Rilke me rencontra. A travers les deux voyages en Russie que nous fîmes ensemble, nous ressentîmes une attirance croissante pour ce pays. Ce fut pour nous un événement extraordinaire : lié pour lui à l'émergence de son activité créatrice, car la Russie lui apporta les symboles dont il avait besoin, tandis qu'il continuait à apprendre le russe et à étudier le pays ; ce fut pour moi tout simplement l'ivresse de retrouver la réalité russe dans toute son ampleur ; autour de moi je découvris l'immensité de ce pays, la misère, la soumission et l'espérance de ces hommes ; cette réalité m'a tellement saisie que je n'ai jamais plus éprouvé d'impression aussi vive - sauf en quelques rares circonstance de ma vie privée [...]. »

Extrait de Ma vie, Lou Andreas-Salomé, éditions Puf, collection Perspectives critiques, 1977.

Cette série "immensité" présente, de façon tout à fait arbitraire, des extraits de livres lus récemment dans lesquels le mot immensité apparaît.

1 commentaire:

  1. Cet extrait me touche en plusieurs points. Effectivement j'associe moi aussi la Russie à l'immensité. Associé à cette immensité, le train. Nous traversons avec lui des kilomètres interminables au milieu de steppes infinies et de forêts de bouleaux immenses. Et puis, le train c'est aussi le lieu où bien souvent l'âme russe et ses tourments s'expriment; notre divan du psychanalyste. C'est très russe de s'épancher le temps d'un trajet puis pft! on s'envole vers d'autres cieux, d'autres profondeurs plus ou moins noires...Lou est cette grande dame, pionnière en psychanalyse qui incarne à mes yeux tout ce que j'aime de la femme indépendante.

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